GILLES AILLAUD ANIMAL PEINTURE
ANIMAL PAINTING
Où est-il, l’animal ? Le plus souvent, dans les peintures de Gilles Aillaud (1928-2005) [1], il est immédiatement visible, ou détectable – tel le Rhinocéros (1966) de dos, massif, aussi gris que les murs qui l’enserrent. Les zoos ont changé, depuis plus de cinquante ans, mais pour qui s’y rend, il n’est pas rare qu’un temps soit nécessaire avant de déceler l’animal captif qui se cache, protège. Interrogé en 1973 par Jean Clair pour l’Art vivant sur ses intentions, l’artiste déclare : « Non, ce n’est pas un discours symbolique. » (Pas une métaphore de la condition humaine.) Mais aussi : « Le discours n’appartient pas à l’animal tout seul. C’est le tableau entier qui le constitue, c’est-à-dire le rapport qui s’établit entre l’animal et son lieu. […] Oui, la séquestration est silencieuse et impunie. Elle reste également inaperçue de la plupart des gens. »
On voit ici, le titre le dit, une fosse… au lion. Et une peinture de grand format, horizontale et verticale à la fois, dessinée par la main de l’homme et maculée par les pattes de l’animal, dont l’immobilité présente s’oppose au saut puissant, à la course interdite par l’enfermement. Quelle peinture ! Fauve, précise et distanciée, sensorielle et suspendue.
LES SENS, LA CHOSE
Aillaud est définitivement le peintre des animaux. Toujours on lui demande pourquoi il les peint. En 1977, dans Libération, il cite Rimbaud : « Sa mère […] lui demandait comment il fallait comprendre ce qu’il écrivait ; il a répondu : “Littéralement et dans tous les sens”.» Il se réfère aussi au Parti pris des choses (1942) : « Ponge dit : “Plutôt que d’essayer de présenter un discours sur la chose, il s’agirait de présenter quelque chose d’homologue à la chose” […], une chose qui se tient autant que ce dont elle parle. » Il ajoute : « Je ne tiens pas à renvoyer à un discours symbolique, analogique, etc., une chaîne d’interprétations sans fin. C’est pourquoi je dis que ces animaux que je peins sont eux-mêmes, et rien d’autre qu’eux-mêmes […] La chose s’impose […] avec le maximum d’efficacité. […]
Mon individualité n’est qu’un moyen. Il est indispensable, à la fin, de laisser la parole à ces choses dont le tableau s’occupe, qui sont la raison d’être du tableau, son sujet. »
L’artiste a eu d’autres activités. Il avait commencé de dessiner les animaux dès l’enfance, au zoo de Vincennes, au Jardin des Plantes et sur les quais de Seine. Il s’en tiendra toute sa vie à une peinture figurative, mais représentera aussi des hommes, des paysages. Il a étudié la philosophie. Produit des oeuvres collectives avec ses pairs, Arroyo et Recalcati, dont Vivre et laisser mourir ou la Fin tragique de Marcel Duchamp, en 1965. Eu un engagement politique, à l’Atelier populaire des Beaux-Arts ou contre la guerre du Vietnam, à la fin des années 1960. Il aura travaillé avec des metteurs en scène, Jourdheuil, Grüber, Sobel, Bondy, pour des scénographies de théâtre et d’opéra, depuis 1972 jusqu’en 2004, même, écrit des pièces, Vermeer et Spinoza (1987), puis le Masque de Robespierre (1996). Publié des poèmes ( Dans le bleu foncé du matin, 1987). Créé dessins, lithographies – une Encyclopédie de tous les animaux, y compris les minéraux, en quatre volumes (2). Selon lui, il n’y a pas forcément de lien entre ces pratiques ; il n’y a pas eu, dans son parcours, d’évolution, il est resté fidèle à ce qui le constituait, quelque forme que cela prenne.
MYSTÈRE VISIBLE
Qui sait ce qu’éprouve le lion. Plutôt que de l’imaginer, le suggérer, Aillaud, après l’avoir longuement observé, après avoir pris tout le temps nécessaire pour le peindre, dépeint avec lui les conditions de son exil. Plus
Gilles Aillaud. La Fosse. 1967. Huile sur toile oil on canvas. 200 x 250 cm. (FNAC 29065, Centre national des arts
plastiques ; © Adagp, Paris / Cnap ; Ph. Jean-Manuel Salingue / Musée des
Beaux-Arts de Rennes)
tard, il montrera, dans une exécution rapide, fluide, la montagne sèche et le vol des corbeaux, en Grèce ; la savane africaine où vont, libres, les girafes, comme flottant dans l’air ; et l’étendue de grèves humides, sous d’autres lumières, en Bretagne. Aussi, ses dessins, gravures, offriront à chaque animal le blanc de la page où ce dernier apparaît seul. Alors, pourquoi cette Fosse, plutôt qu’une otarie, un serpent, un ours, un éléphant, un crocodile, des coatis, des tortues, une Soupe, une Mangouste (Nuit rouge), une Piscine vide, des Trous dans la nuit (Chiens de prai
rie) ? Parce qu’elle me permet de croire que le lion, là-bas, est tranquille, que la peinture protège son repos. Dans le même entretien de Libération, l’artiste dit : « Un animal qui dort le nez à 10 cm du mur, ce n’est pas la même chose que si un homme […] se mettait à 10 cm du mur. Là, on sent que c’est très précis, la mesure juste. Et ça fait sentir que toutes les choses qu’on a sous les yeux ne sont que très approximativement sous nos yeux, puisque nous n’y voyons rien. Des choses insupportables, des choses que [les animaux] éprouvent. C’est troublant. Mais en même temps, on ne peut pas dire qu’ils révèlent quoi que ce soit, puisque c’est incommunicable. » Dans ce tableau, je vois, malgré la violence humaine dont l’animal est victime, le respect profond que manifeste à son égard le peintre (animal lui aussi) – la reconnaissance du vivant dans son altérité.
1 Du 4 octobre 2023 au 26 février 2024, le Musée national d’art moderne présente la rétrospective Gilles Aillaud. Animal politique. Son commissaire, Didier Ottinger, a convié de jeunes auteurs à présenter leurs analyses dans le catalogue, renouvelant le corpus critique établi par des contemporains d’Aillaud (John Berger, Jean Louis Schefer) ou par ses cadets (Didier Semin), qui étaient aussi souvent ses amis – tel Jean-Christophe Bailly, également présent dans l’ouvrage. En 2022 est parue l’anthologie Pierre entourée de chutes des « écrits et entretiens sur la peinture, la politique et le théâtre » de Gilles Aillaud (1953-1998), établie et présentée par Clément Layet et publiée par L’Atelier contemporain et les Éditions Loevenbruck. Voir, dans ce même numéro, l’article d’Annabelle Gugnon, « Gilles Aillaud en héritage ». Du 28 septembre au 18 novembre 2023, la Galerie Métamorphoses montre à Paris la totalité de l’oeuvre gravé de Gilles Aillaud, de 1965 à 2000, et publie sous le même titre, le Serval et la Tortue, le catalogue raisonné de ses estampes établi par Ianna Andréadis avec la collaboration de Franck Bordas, préface de JeanChristophe Bailly.
Where is the animal? More often than not, in the paintings of Gilles Aillaud (1928-2005) [1], it is immediately visible, or detectable—like the massive Rhinoceros (1966) seen from behind, as grey as the walls that surround it.
Zoos have changed over the last fifty years, but for those who visit them, it is not unusual to take a while to spot the captive animals who are hiding to protect themselves. Questioned about his intentions in 1973 by Jean Clair for L’Art vivant, the artist declared: “No, this is not a symbolic discourse.” (Not a metaphor for the human condition.) But also: “The discourse does not belong to the animal alone. It is the whole painting that constitutes it, in other words the relationship that is established between the animal and its environment. [...] Yes, the confinement is silent and goes unpunished. It also goes unnoticed by most people.”
As the title suggests, this is a lion’s den. And a large-format painting, both horizontal and vertical, drawn by the hand of man and stained by the animal’s paws, whose present immobility contrasts with the powerful leap, the race forbidden by imprisonment. What a painting! Fauve, precise and distanced, sensory and suspended.
THE MEANING, THE THING
Aillaud is definitely the painter of animals. He is always asked why he paints them. In 1977, in Libération, he quoted Rimbaud: “his mother [...] asked him how she should understand what he was writing; he replied: ‘Literally and in every sense.’” He has also referred to Ponge’s Parti pris des choses: “Ponge says: ‘Rather than trying to present a discourse on the thing, it would be a matter of presenting something homologous to the thing’ [...], a thing that contains itself as much as what it speaks of.” He added: “I don’t want to refer to a symbolic, analogical discourse, etc., a chain of endless interpretations. That’s why I say that the animals I paint are themselves, and nothing but themselves [...] The thing imposes itself [...] with maximum efficiency. [...] My individuality is only a means. It is essential, in the end, to give voice to those things the painting is about, which are the painting’s raison d’être, its subject.”
The artist had other activities. He began drawing animals as a child, at the Vincennes Zoo, in the Jardin des Plantes and on the banks of the Seine. Throughout his life, he stuck to figurative painting, but also depicted people and landscapes. He studied philosophy. He produced collective works with his peers, Arroyo and Recalcati, including Vivre et laisser mourir ou la Fin tragique de Marcel Duchamp, in 1965. He was politically active, at the Atelier populaire des BeauxArts and against the Vietnam War in the late 1960s. He worked with directors such as Jourdheuil, Grüber, Sobel and Bondy on theatre and opera stage designs, from 1972 to 2004, and even wrote plays, Vermeer et Spinoza (1987), then Le Masque de Robespierre (1996). He published poems ( Dans le bleu foncé du matin, 1987). He created drawings and lithographs—a four-volume Encyclopédie de tous les animaux, y compris les minéraux (2). According to him, there is not necessarily a link between these practices; there was no evolution in his career, he remained faithful to what constituted him, regardless of what form that takes.
VISIBLE MYSTERY
Who knows what the lion feels. Rather than imagining it, or suggesting it, Aillaud depicted with it the conditions of its exile, after observing it at length, after taking all the time necessary to paint it. Later, in a rapid, fluid execution, he would show the dry mountains and the flight of crows in Greece; the African savannah where giraffes roam free, as if floating in the air; and the expanse of damp shores, under different lights, in Brittany. His drawings and engravings offer each animal a blank page, where it appears alone.
So why this Fosse, rather than a sea lion, a snake, a bear, an elephant, a crocodile, coatis, tortoises, a Soupe, a Mangouste (Nuit rouge), a Piscine vide, Trous dans la nuit (Chiens de prairie)? Because it allows me to believe that the lion, over there, is at peace, that the painting protects his rest. In the same interview with Libération, the artist said: “An animal sleeping with its nose 10 cm from the wall is not the same thing as a man [...] standing 10 cm from the wall. You can sense that it’s very precise, the right measure. And it makes you feel that all the things in front of you are only approximately in front of you, because you can’t see anything. Unbearable things, things that [animals] experience. It’s disturbing. But at the same time, you can’t say that they reveal anything, because it’s incommunicable.” In this painting, despite the human violence inflicted on the animal, I can see the deep respect shown for it by the painter (who is also an animal)—the recognition of living beings in their otherness.
Translation: Juliet Powys
From October 4th, 2023, to February 26th, 2024, the Musée national d’art moderne will be presenting the retrospective Gilles Aillaud. Animal politique. Its curator, Didier Ottinger, has invited young authors to present their analyses in the catalogue, renewing the critical corpus established by Aillaud’s peers (John Berger, Jean Louis Schefer) and younger contemporaries (Didier Semin), who were also often his friends—such as Jean-Christophe Bailly, who is also featured in the catalogue. In 2022, the anthology Pierre entourée de chutes, featuring Gilles Aillaud's “writings and interviews on painting, politics and theatre” (1953-1998) was published by L’Atelier contemporain and Éditions Loevenbruck, compiled and presented by Clément Layet. In this same issue, see Annabelle Gugnon’s article, “The legacy of Gilles Aillaud.” From September 28th to November 18th, 2023, the Galerie Métamorphoses in Paris will be showing the entirety of Gilles Aillaud’s engraved work, from 1965 to 2000, and publishing the catalogue raisonné of his prints under the same title, Le Serval et la Tortue, compiled by Ianna Andréadis in collaboration with Franck Bordas, with a preface by Jean-Christophe Bailly.