LE DÉSASTRONEF DU CAPITAINE PAUL VIRILIO
Paul Virilio, la Fin du monde est un concept sans avenir. OEuvres (1957-2010)
Édition critique de Jean Richer, préface de
Eyal Weizman, avec un texte inédit de Sophie Virilio Seuil, 1 248 p., 48 euros
Avec cette somme réunissant vingt-deux essais de Paul Virilio (1932-2018) ressurgit une pensée visionnaire – indispensable pour appréhender le contemporain. Il s’agit là d’un des événements forts de cette année éditoriale.
Monument, bunker, brique, pavé, fusée, aérolithe : les mots se bousculent pour qualifier la Fin du monde est un concept sans avenir, l’impressionnant volume publié par les éditions du Seuil. Prouesse éditoriale à plus d’un titre : de la conception intellectuelle à la fabrication, ce livre extraordinaire tient tout à la fois du beau livre, du livre de poche pour géant, d’une Bible et du manuel de référence. Les essais réédités ont été répartis thématiquement en quatre grandes parties qui cartographient le territoire théorique de l’oeuvre du fondateur de la dromologie : le basculement du sol, la tyrannie de la vitesse, l’accélération du temps réel à l’âge informatique, l’esthétique de la disparition. À quelques exceptions près, la plupart de ces ouvrages sont originellement parus aux éditions Galilée dans la collection « Espace critique » dirigée par Paul Virilio lui-même. Le choix éditorial, fidèle à la démarche de l’auteur, privilégie une approche transversale et transchronologique. L’ensemble est précédé d’une préface d’Eyal Weizman, architecte et directeur du laboratoire Forensic Architecture, d’un texte inédit de Sophie Virilio et de deux essais de Jean Richer, architecte et spécialiste de l’oeuvre, dont le « Précis de dromologie » constitue une petite introduction à cette pensée « foisonnante et prémonitoire ». Des pages des carnets ainsi qu’un récit inédits sont reproduits. Les archives de Paul Virilio, consultables à l’IMEC à qui elles ont été confiées en 2017, recèlent bien des éléments pour comprendre le travail de cette oeuvre qui fait déjà l’objet de recherches. Les éditeurs donnent en fin de volume un memento résumant brièvement chaque ouvrage, un glossaire des concepts et des néologismes inventifs de Virilio, une bibliographie et une chronologie sélective de la vie, des livres et des expositions de l’auteur.
La renommée de Paul Virilio vient en effet des grandes expositions dont il fut le commissaire et le créateur comme Bunker archéologie, Paris-Berlin, Ce qui arrive ou Terre natale. Le livre a d’ailleurs été lancé à la fondation Cartier le 30 octobre dernier lors d’une « Nuit de l’incertitude » qui fit salle comble. « Pensée exposée », l’oeuvre de Virilio provient avant tout d’un geste artistique.
FIGURE D’AUTODIDACTE
Comme Guy Debord fut poète et cinéaste avant d’être théoricien, Paul Virilio commença par peindre des toiles, les « antiformes », et travailler le vitrail – il est en effet maître verrier. En 1948, il travaille à l’atelier de vitrail d’Adeline et Paul Bony, collabore avec Braque et Matisse, crée en 1955 avec sa femme Suzanne, un atelier de vitrail. Au retour de la guerre d’Algérie, il commence ses recherches sur les bunkers du mur de l’Atlantique et devient directeur artistique de la galerie de l’Ancienne-Comédie. Il se tourne alors vers l’architecture, fondant avec Claude Parent le groupe Architecture Principe. En 1966, ils réalisent ensemble les plans de l’église Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers. Entré en 1968 comme professeur à l’École spéciale d’architecture de Paris, il devient successivement maître d’atelier, directeur des études, puis directeur général. L’année 1968 marque une césure, une bascule. « J’ai rompu avec l’espace pour entrer dans le temps », dira-t-il au philosophe Sylvère
Lotringer. L’atelier de l’artiste et de l’architecte était devenu un atelier d’écriture. Virilio intègre le comité de rédaction d’Esprit, prend part à la création de Cause commune avec Jean Duvignaud et Georges Perec, et rejoint la revue Traverses. En 1975, l’exposition Bunker archéologie marque l’aboutissement d’années de travail et de réflexion sur l’espace et l’architecture militaire (le volume ne reprend cependant pas le livre éponyme publié par les éditions du Centre de création industrielle). Virilio commence alors son oeuvre d’essayiste.
Il s’agit bien, en effet, d’essais, au plein sens du terme de ce genre pratiqué à la même époque par Jean Baudrillard, Françoise d’Eaubonne, Annie Le Brun, Jean-François Revel, Jaime Semprun ou Emmanuel Todd. Il ne parle jamais d’un point de vue académique ou scientifique. Ancien auditeur libre des cours de Raymond Aron et de Vladimir Jankélévitch, Virilio incarne cette figure d’autodidacte qui fait aujourd’hui tellement défaut à la vie intellectuelle française. Voilà bien l’une des clefs de son époustouflante énergie créative, de son ouverture d’esprit, de son insatiable curiosité – et de sa méthode de travail.
La base de son information, il la puise dans les journaux, dans l’actualité quotidienne. Sophie Virilio rappelle utilement la méthode de travail de son père : «Tous les matins, c’est la revue de presse. Paul annote les articles, en découpe certains, en surligne d’autres et les classe. » Cette source quotidienne de faits et de pensées constitue la basse continue de tous ses essais. Il puise dans le Monde, SudOuest, le Nouvel Observateur, le Figaro, Libération, le Journal du dimanche, VSD, Sciences et Vie ou la Recherche. L’éclectisme apparent de son système référentiel révèle une large amplitude de lectures et certaines références centrales comme Arendt, Husserl, Jankélévitch, Nietzsche ou Merleau-Ponty. Il se réfère aussi très souvent à Franz Kafka ou à Karl Kraus. Pour la littérature française, il cite régulièrement Pierre Mac Orlan et Henri Michaux… Il dispose ainsi d’une très large et riche palette de références dont il joue à merveille pour composer ces essais.
CRITIQUE NOVATRICE
Cette somme invite à retraverser l’époque contemporaine – tout en lançant des feux incandescents sur les ombres du temps présent. Cette critique novatrice de la modernité technicienne se déploie dans le temps en trois principaux moments.
De 1975 à 1989, de la prise de Saïgon à la chute du mur de Berlin, Paul Virilio pose les
fondements de sa réflexion sur les mutations de l’espace et du temps, sur la guerre, la vitesse et la vision. Son Essai sur l’insécurité du territoire (1976), inaugural et magistral, part de son expérience des bombardements, à Nantes, à l’âge de 14 ans (« La Seconde Guerre mondiale a été ma mère, mon père ») et déroule une critique aigüe de « l’État suicidaire », État technologique qui n’a plus besoin de « l’accident humain ». Au coeur des années 1970, il dénonce « l’Évangile nucléaire » : à l’âge atomique, l’institution militaire a investi « tout l’espace social ». Au temps de la guerre totale a succédé celui de la « paix totale » qui « transforme l’état d’exception en un événement de la vie courante ». « La guerre s’est muée en féroce pacification », écrira-t-il en 1984 dans l’Horizon négatif, soulignant combien « l’hostilité généralisée portée par l’arme atomique [...] fait craindre une apocalypse technoscientifique catastrophique ». Pour conjurer celle-ci, il appelle alors à la résistance, en protégeant « les espaces de vie des populations » ( Défense populaire et luttes écologiques, 1978). Mais sa pensée va beaucoup plus loin et, dès 1977, il identifie le rôle clef du lien entre vitesse et politique, titre de l’essai fondateur de la dromologie où il analyse les sociétés dromocratiques – gouvernées par la vitesse et violentées par les nouvelles technologies de communication et de surveillance. Dans l’Inertie polaire (1990), il avance l’idée d’une « surface-limite médiatique ». Dans cette période d’ébullition intellectuelle ouverte par la brèche de Mai 68, Virilio crée, écrit, enseigne, expose, s’engage.
SISMOGRAPHE
L’effondrement du bloc soviétique et la première guerre du Golfe ouvrent une nouvelle période. Sa pensée s’apparente à un sismographe sensible à de profonds mouvements telluriques. Lorsque l’événement survient, il l’éclaire et s’en saisit. Dès les années 1970, il avait pensé les mutations de l’espace et du temps, les conséquences de la nucléarisation et de l’essor des nouvelles technologies de communication. La fraction de temps historique qui court de la chute du mur de Berlin en 1989 à la destruction des tours jumelles du World Trade Center par les terroristes d’Al-Qaida confirme nombre de ses intuitions. L’Écran du désert (1991) réunit des articles écrits dans le feu de l’événement, « archéologie en temps réel » d’une nouvelle forme de guerre « en direct » où les médias, les écrans, l’informatique jouent un rôle décisif. Ses livres crépitent d’idées, de pensées critiques, de visions et de paradoxes. Comme Pier Paolo Pasolini ou Karl Popper, il voit dans la télévision un danger pour la démocratie. L’Art du moteur (1993) contient des analyses virulente de la « situation paraconstitutionnelle » d’un quatrième pouvoir devenu d’après lui une « télécratie » « au-dessus des lois ». Mais là encore, sa critique va bien audelà d’une simple dénonciation : dès le début des années 1990 (internet vient juste d’être rendu public), il questionne la figure des « cybernautes » et, en 1998, annonce le remplacement de la bombe atomique par la Bombe informatique. En 1996, Un paysage d’événements rassemble une série de textes courts, fulgurants, où se lit l’influence de Cioran et de Karl Kraus. Le ton se fait plus sombre, plus mécontemporain, comme celui d’un prophète revenu au pays : « L’effacement de l’espoir en l’avenir provoque la régression de l’esprit, le ressentiment permanent. » « New York délire », court texte d’une lucidité orwellienne, analyse le premier attentat contre le World Trade Center de 1993, prophétisant « une nouvelle ère du terrorisme ». Aux fronts des armées de terre, de mer, de l’air s’ajoute désormais le « front médiatique » où prime la « “télégénie” des atrocités ». Est-il besoin aujourd’hui de souligner l’actualité de cette pensée ?
La période qui s’ouvre avec les attentats de 2001 est celle d’un temps panique, d’une accélération sans précédent dans la course vers le mur de l’abîme. Dans Ce qui arrive (2002), Ville panique (2004) ou l’Université du désastre (2007), Virilio dépeint une « situation sans précédent puisque mondialement suicidaire ».
Cette période d’accélération panique et de digitalisation du monde est aussi celle d’une plus large prise de conscience et de remises en cause de l’idolâtrie du progrès (les lecteurs français découvrent alors Günther Anders et Hartmut Rosa). Dans le Grand Accélérateur (2010), essai sur « l’insécurité de l’histoire », il récapitule une grande partie de ses analyses. Parmi les innombrables réflexions nées de la lecture de ce livre, on songe aux dialogues possibles de Paul Virilio avec Cornelius Castoriadis, Bernard Stiegler, Baudouin de Bodinat, Christopher Lasch et, avant tout peut-être, avec Jacques Ellul – avec qui il a en partage la culture et la foi chrétiennes. Outre cet élément qui innerve ses écrits, Virilio pense la technique en s’appuyant davantage sur Husserl que sur Heidegger – ce qui fonde son originalité par rapport à Günther Anders dont l’heideggerianisme constitue une limite évidente.
Cette oeuvre critique ne saurait se ranger sous la catégorie millénariste apocalyptique de la collapsologie, cette mode éphémère qui s’empara d’un monde intellectuel ayant négligé trop longtemps, par conformisme, la pensée technocritique. Mais Virilio, là encore, va au-delà, son oeuvre ne se résume pas à cette perspective et ne se rattache pas directement aux anti-industriels. Avec la dromologie et la notion d’accident, l’homme qui peignait des antiformes a donné des formes à la pensée et à la vision des bouleversements du monde. Penseur artiste et artiste qui pense, il permet aujourd’hui de voir au-delà de la catastrophe.
Ce volume, donc, est une barque, un bac utile à qui veut traverser le désastre. La fin du monde est un concept sans avenir, en effet – et la critique de la fin du monde a de beaux jours devant elle.
nÉglise Sainte-Bernadette du Banlay. Architectes Claude Parent et Paul Virilio. Nevers, 1966. (Ph. DR)