P l’aOmLYoGurO dNeE l’architecture
Polygone, « Amour », n°1, septembre 2023, 448 p., 35 euros
Depuis deux numéros, une revue s’évertue à redonner à l’architecture ses dimensions de recherche et de médium artistique. Créée par une nouvelle génération d’architectes, Polygone dépasse les standards habituels des magazines spécialisés trop souvent cantonnés à ne montrer que de belles images de projets construits.
Quand une génération décide de créer une revue pour changer le monde, tout au moins son monde – ici l’architecture –, la discipline y gagne, la société davantage. En 2019, sous le nom de Polygone, un collectif de six architectes praticiens s’est constitué autour de Quentin Dejonghe (curation éditoriale) et Nicolas Houssais (rédacteur en chef), maintenant seuls aux commandes de la revue et de la maison d’édition éponyme. Ces deux compères se sont rencontrés chez l’architecte Dominique Lyon. Ils furent attirés par le goût prononcé de ce dernier pour la poésie de Francis Ponge, et par la conception de l’architecture qui en découle, à savoir le recours systématique au langage dans le cadre de la création de tout projet en situation. Très vite, « la rage de l’expression » les prend ; ils décident d’embarquer quelques collègues dans une aventure ayant pour but la création d’une revue dont la ligne éditoriale serait d’approfondir les relations entre l’architecture et la société. « Une revue imprimée et générationnelle, pensée comme un lieu de débat, terreau d’une critique ouverte et protéiforme accompagnée de propositions capables d’inspirer le changement du réel. Une revue qui érige la prise de recul et la mise à disposition d’un espace conséquent au texte et à l’image, comme essentiels pour tenter de saisir l’actualité, dans une société où les discours sont submergés par l’image, les mots comptés et les réflexions tronquées. » Quand une génération se manifeste par la création d’un support dans lequel elle vide son sac, tente d’ouvrir une nouvelle ligne de fuite, nous pouvons être heureux d’en être les contemporains.
DE LA PIRATERIE À L’AMOUR
Dans la vie des revues, il est d’usage de commencer par un numéro « 0 », sorte de bêta test grandeur nature. « Pirate », le titre de ce faux numéro 1, en dit long sur les intentions de l’équipe. Dans un élan de révolution de velours, le duo « désire pirater la société, le métier d’architecte et les codes de la presse, autant dans la forme que dans le fond ». L’article « Pirater, un exercice constructif », de l’architecte Yves Dreier, résume l’état d’esprit de Polygone, qui se veut « une plaidoirie contre la norme et les carcans constructif ». Après ce coup d’essai, voici le temps de la confirmation. Côté maquette, le numéro 1 reste sur la même ligne. La graphiste Ayessi Hessel a mis en place une grille stricte et efficace qui a pour vertu de valoriser le texte tout en laissant respirer les images. Mieux, grâce à la reliure adoptée pour ce numéro – à la suisse, c’est-à-dire dans laquelle la couture est visible et la première de couverture libre –, la pratique de la lecture gagne en confort. Ce détail peut sembler futile mais, au contraire, il participe de l’amélioration globale de la revue et montre que les architectes sont toujours en éveil quant à la mise en forme des choses. À ce propos, les textes ont gagné en lisibilité. Ne serait-ce pas lié à la thématique de ce nouveau numéro : « L’amour » ?
EXPÉRIMENTATIONS DÉVIANTES
Le désamour est bien connu entre la société en général et l’architecture contemporaine en particulier. Mais pourquoi tant d’incompréhension ! Polygone répond à cet assentiment par la publication d’une trentaine de contributions. Afin de redorer le blason de l’architecture, en pirate encore une fois, les meilleurs propositions se trouvent à ses limites. L’intérêt de Polygone tient dans cette tentative de repousser la définition même de l’art de construire des édifices. Sous toutes ses formes, l’amour comme sujet permet d’explorer les marges, et ainsi, émettre des hypothèses de réconciliation entre l’architecture et la société. Depuis ses débuts, la satire parcourt les pages de la revue. Dessinés par le mangaka Jirô Ishikawa, dans le récit « Nuit de Tokyo », les immeubles, les gens, les animaux ont tous des têtes de gland. Dans une ville phallique, les têtes de noeuds qui l’habitent mènent une vie quotidienne des plus banales, entre bureau, bars et chez soi.
Le sommaire de ce dernier opus est riche d’expérimentations architecturales déviantes, de littératures sexuelles, de romansphotos à l’érotisme larvé et de projets alternatifs à la norme bien pensante de l’urbanisme générique et de ses injonctions à la banalité des moeurs. À la lecture de cet excellent numéro et aux nombreuses perspectives réjouissantes, une question demeure : à mettre la marge au centre, ne risquons-nous pas de la supprimer ?
Polygone. « Amour », n°1, p. 206-207