DADO, POUR L’HUMANITÉ ENTIÈRE
Dado, portrait en fragments
Propos recueillis par Christian Derouet, édition établie par Amarante Szidon
L’Atelier contemporain, 240 p., 25 euros
Domingo Djuric, Dado, le temps d’Hérouval
Préfacé par Amarante Szidon, propos de Germain Viatte L’Atelier contemporain, 288 p., 35 euros
La parution simultanée du livre d’entretiens, Dado, portrait en fragments, et de l’album photographique, Dado, le temps d’Hérouval, permet de revenir sur la vie et l’oeuvre de l’artiste monténégrin. Deux volumes indispensables pour qui s’intéresse à l’art de la peinture, du dessin et de la gravure, à la photographie et à la libre parole de l’artiste.
Ces deux ouvrages sont des livres d’amour. Ils témoignent de l’amour porté par Amarante Szidon à son père, Dado (né Miodrag Djuric en 1933 à Cetinye et mort en 2010 à Pontoise), et par Domingo Djuric à celui qui, en l’adoptant, lui donna le nom auquel il avait renoncé comme signature. Amarante et Domingo avaient la même mère, la discrète Hessie (1933-2017), dont désormais l’oeuvre est aussi reconnue. Domingo est mort en 2022 alors que la réunion en album de ses photographies montrant Dado devant la toile ou la table à dessin, dans son atelier, et la vie de famille, était encore en projet. Parallèlement à son travail pour de grandes marques de luxe ou pour des éditeurs, et à son oeuvre personnelle, Domingo a documenté au fil des années ce qu’était la vie à Hérouval, hameau du Vexin français, dans un ancien moulin en ruines acheté par Daniel Cordier, premier marchand de Dado. Il fait froid dans le moulin, Dado va chercher le bois de chauffage sous la neige, il transporte l’eau avant que l’on n’installe l’eau courante, les photographies révèlent ce « dénuement », pour reprendre le mot d’Amarante dans son émouvante préface. Mais elles montrent aussi la nature envahissante, et les chats, les chiens, les poules, Hessie furtive, les enfants dans leur liberté sauvageonne, et le peintre dans le capharnaüm de son atelier, les poupées de Hessie et les animaux empaillés de Dado, et la tendresse qui lie tout ce monde. Ne manquent que les Hérouvaliens dont Dado, dans les entretiens qui paraissent simultanément,
Dado dans l’atelier. Hérouval, 1986. (Ph. Domingo Djuric) parle avec émotion (« le sous-prolétariat d’avant le général de Gaulle ») et dont quelques-uns lui inspirèrent certaines figures de « monstres » dans ses tableaux.
Le livre d’entretiens, ce sont 170 pages patiemment transcrites, mises en forme et annotées par Amarante à partir d’enregistrements réalisés par Christian Derouet qui fut conservateur au Centre Pompidou. En 1981, Derouet organise une exposition des dessins de Dado au Cabinet d’arts graphiques du Centre, l’Exaspération du trait. Pour la préparer, il rend visite à l’artiste et l’interroge sans rien céder afin d’obtenir toujours plus de précision. Il reviendra le voir jusqu’en 1983, puis à nouveau entre 1986
et 1988. On a rarement l’occasion de lire les propos d’un artiste aussi concrets, sans afféterie, sans ménagement ni pour lui ni pour les autres, confiant dans sa simple vérité. On accède si bien à l’intimité de son regard sur les autres et à celle de sa main sur le papier ou la plaque de cuivre qu’on en est un peu secoué comme lorsqu’on entre tout à coup dans la confidence d’une personne qui n’est pas forcément notre meilleur ami.
LUTTER CONTRE SON HABILETÉ
Les entretiens ne sont pas restitués dans leur chronologie, mais découpés et regroupés par thèmes, lieux et personnes évoqués, techniques, artistes et écrivains de prédilection, affinités esthétiques, relations avec les marchands, portraits de critiques. Cela a pour effet que l’on trouve parfois l’enchaînement d’un propos bien des pages plus loin de son amorce, mais facilite la lecture en corrigeant, un peu, le débit de Dado qui passait facilement du coq à l’âne. Si je ne craignais pas de passer pour paresseuse, je me contenterais de poursuivre cet article en n’alignant que des citations. Dado était capable de phrases à la fois si synthétiques et si profondes qu’il est impossible de les résumer ou de les transposer. Par exemple, découvrant que Dado « adore » Chardin et Fragonard (ce que je n’aurais pas soupçonné, en tout cas pour Fragonard), je suis frappée par cette remarque : «Toutes les peintures voyagent très très mal. » Pourquoi ? Pour des raisons de lumière. Dado ne peut pas voir un tableau de Courbet à New York sans se sentir immédiatement transporté dans une clairière près de Gisors. « Aucune peinture n’est universelle, elles sont toutes locales. » De temps en temps, un jugement paraît péremptoire, mais finalement donne à réfléchir : « L’avènement de l’art brut est plus important que l’avènement de l’art américain, voilà, c’est tout. » Je laisse le lecteur aller découvrir l’explication.
Pour qui s’intéresse vraiment à l’art, et pas seulement aux images, tout ce qui concerne les trois pratiques, irréductiblement distinctes, de la peinture, du dessin et de la gravure – Dado n’a jamais fait de dessin préparatoire – est passionnant. L’un de ses problèmes, si l’on peut dire, sera de lutter toute sa vie contre son habileté, sa rapidité dans le dessin, d’où sans doute l’intérêt pour la gravure qui réclame l’effort physique et freine le geste.
ÉTERNEL INSATISFAIT
C’est surtout devant les tableaux de la fin des années 1950 et du début des années 1960 que l’on comprend ce que le peintre entend par « la richesse minérale » de la peinture à l’huile, tant ses figures à ce moment-là sont comparables à des roches qui s’extraient de la toile comme elles se dégageraient de la terre, et subiraient aussitôt une dramatique érosion. Mais l’authenticité de Dado le conduit en permanence à aller et venir dans les paradoxes. « La peinture, c’est du ravalement », assure-t-il, pour évoquer quelques lignes plus bas la mollesse du pinceau. Il faut donc réussir à être fort avec cet outil qui ne s’y prête pas. La peinture, « il ne faut pas que ce soit des nuages, de l’humidité ». Est-ce la raison pour laquelle il se montre critique de certains tableaux du début des années 1970, dans lesquels une couleur plus légère, des bleus pastel surtout, délavent et dispersent la composition ? Il les retravaillera. Dado est un éternel insatisfait. Il ne cesse de déclarer à quel point il déteste telle ou telle chose qu’il a faite. Mécontent de dessins exposés à la galerie Jeanne Bucher, il les reprend, les découpe pour les réemployer dans des collages, embauchant pour l’occasion son marchand, Jean-François Jaeger, commis à poser les points de colle. Comme Derouet lui demande comment il considère les dessins qu’il s’apprête à exposer au Centre Pompidou, Dado s’exclame : « Comme un échec complet ! […] Horreur. » On peut lui faire confiance ; il n’y avait pas de coquetterie dans cette réponse.
L’histoire de l’art s’écrivant comme on sait, l’oeuvre de Dado a cessé d’avoir la visibilité qu’elle avait pu avoir de son vivant. Mais le moment est propice aujourd’hui au réexamen des inclassables. Dado se rangeait luimême aux côtés de Klossowski et de Bettencourt parmi « les artistes qu’on ne peut pas mettre entre toutes les mains ». Christian Derouet, qui signe la postface, dit avec raison qu’il était plus près de Füssli que de Bacon. On aurait tord d’interpréter cette position « à part » comme une sorte de hauteur déguisée en modestie. Ultime paradoxe, l’artiste disait aussi : « Je travaille pour l’humanité entière. » Il y avait une profonde humanité dans ses monstres.
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