JEAN SÉNAC le droit de parler de la lumière
Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore. 1942-1973, carnets, notes et réflexions
Seuil, 832 p., 27 euros
Le journal inédit du poète algérois Jean Sénac (1926-1973) éclaire le parcours hors norme d’un homme épris de liberté.
La publication des carnets de Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore. 1942-1973, carnets, notes et réflexions, est un événement à plus d’un titre. Oubliés quelque peu dans le chaos de l’Histoire, le parcours poétique et le cheminement intellectuel qui furent les siens ont encore beaucoup à nous apprendre. D’une lucidité non exempte de blessures intimes, Sénac exprime dès 1954, avant que n’éclate l’insurrection algérienne, un pessimisme viscéral qui eut toujours pour corollaire une quête effrénée de la lumière et du soleil : «Tant qu’il y aura des vaincus, on préparera des revanches, tant qu’il y aura des industriels, on fabriquera des canons, tant qu’il y aura des partis, on envisagera des luttes. La guerre ne peut connaître de fin. » Sénac naît en 1926 à Béni-Saf, près d’Oran, de parents espagnols. Les premières notes qu’il rédige dans les années 1942-43 évoquent ses camps de vacances ou son entrée dans l’enseignement à l’âge de 17 ans. Mais, chez ce fervent catholique, c’est tout d’abord une vocation poétique qui se dessine dans le sillage de Verlaine, auquel il voue un véritable culte – davantage le poète de Sagesse que des Fêtes galantes –, et de Max Jacob, qu’il définit comme un « poète classique et chrétien » avant tout. L’environnement pétainiste et antisémite dans lequel il semble évoluer ne lui épargne guère des réflexions qu’on pourrait qualifier de datées bien qu’elles témoignent de la façon dont les idéologies façonnent toujours peu ou prou nos représentations. La découverte d’Albert Camus le conduit à prendre indirectement position dans la querelle qui oppose l’auteur de l’Homme révolté à André Breton, forgeant en lui une conception éthique de l’écriture. Dans un projet de lettre qu’il n’enverra pas à Breton et qui nous est donné à lire grâce au fonds Sénac de la bibliothèque de l’Alcazar de Marseille – qui constitue, avec le fonds de la Bibliothèque nationale d’Algérie, la principale ressource de ce recueil –, le poète oppose deux conceptions antagonistes de l’écriture qui le conduiront à adopter une approche plus engagée : « Vous en restez à la conception de l’esthétique pure, reproche-t-il ainsi à Breton, alors que Camus n’étudie en fait que la valeur éthique de l’oeuvre. »
HÉROÏSME INTÉRIEUR
Quelques temps plus tard, en 1952, un projet de lettre qu’il intitule « Les assassins en Algérie » trace de lui le portrait d’un écrivain s’engageant dans la future cause insurrectionnelle algérienne. Son catholicisme n’est pas pour rien dans ce sentiment fraternel envers le peuple algérien et la lente conquête de son indépendance. Ainsi se définit-il comme « citoyen d’une terre où l’homme est chaque jour mutilé, frappé dans son coeur, marqué au bleu dans l’âme, humilié jusqu’au sang ». La clef de cette empathie grandissante à l’égard d’un peuple frère subissant l’oppression coloniale est à chercher aussi dans la prise de conscience, d’abord douloureuse, puis euphorique, de son homosexualité : « Ce que je veux écrire, c’est ma chair, mes tumeurs, mes failles. » Dans une notation semblant confondre l’amour des hommes et celui de la patrie, il témoigne de cette quête rimbaldienne de recherche de la vérité « dans une âme et un corps » : « Le rôle de l’écrivain dans la patrie et les luttes pour la liberté m’occupent autant que l’amour (qui en ce moment m’obsède). Mais l’Amour, n’est-ce pas justement cela ? » En 1956, la rencontre de Jacques Miel, qu’il reconnaîtra comme son propre fils, opère un tournant décisif dans cet aveu d’un double amour, sacré et profane à la fois : « Avec chaque jour plus d’enthousiasme et de foi, parce que je suis algérien et que j’aime mon pays, parce que j’aime aussi profondément la France réelle, j’embrasse la cause des Arabes, notre Cause. »
Si Sénac est en France lorsque débute l’insurrection algérienne en 1954, il ne prend pas moins fait et cause pour un combat qu’il sent être le sien, rêvant alors comme le souligne Guy Dugas, coordinateur de l’ouvrage, d’une « Algérie multicommunautaire et multiconfessionnelle ». Mais ce rêve vient se heurter au principe de réalité nationaliste incarné par le coup d’État du colonel Boumédiène en 1965. Le destin de Sénac s’apparente alors à un lent déclin. L’écriture du journal se fait plus laconique et resserrée, comme si le piège de l’Histoire se refermait sur ce rêveur impénitent. Nombreuses sont les pages qui traduisent un sentiment de désespoir irréductible ou une aspiration au suicide, et ce en dépit d’un activisme forcené qui le vit collaborer à différentes revues, animer une populaire émission radiophonique « Poésie sur tous les fronts » ou cofonder, en 1962, l’Union des écrivains algériens (UEA).
La trajectoire de Sénac s’achève en 1973 par son assassinat, non élucidé, mais, fût-il brisé, son destin reste marqué par une forme d’héroïsme intérieur que pourraient résumer cette citation qu’il donne de Maître Eckhart : « Une âme ne peut se sauver que dans le corps qui lui a été assigné », ainsi que cette réflexion impromptue de 1960, datée du 24 octobre, minuit, à Barbès : « Quand on a pataugé dans les flammes, on a peut-être le droit de parler de la lumière. » Le droit de crier au soleil sa révolte.
Jean Sénac. (Ph. DR)
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