Art Press

Eugène Savitzkaya

- Didier Arnaudet

Fou de Paris Minuit, 144 p., 17 euros

Ce livre ressemble à ce fleuve, évoqué dès les premières pages par Eugène Savitzkaya. Il se répand sans s’épuiser, profite de la moindre ouverture, de la moindre pente et accueille dans sa course tout ce qui se détache à son passage, tout ce qui est à la portée de ses eaux torsadées. Le fou aussi ressemble à ce fleuve. Il aime l’eau depuis sa prime enfance. Il a sa souplesse imprévisib­le et sa sensibilit­é aiguisée. Il rêve de devenir animal « afin de se désolidari­ser de l’espèce humaine ». Poète, il privilégie l’expiration, le terrain en friches qui n’attend que d’être exploré, et prend parfois le nom d’Hégésippe Moreau, auteur du Myosotis. Bouffon, il déborde de tous les côtés et considère sa libre parole comme une forme d’innocence à même de combattre le mal de son époque. Le fou déambule dans un Paris en alerte sanitaire, entravé par les restrictio­ns et les prescripti­ons, gorgé d’humeurs, de couleurs, de saveurs, de fluides et d’étranges personnage­s, ébouriffé par les soupirs des couturière­s fatiguées de coudre des masques et la chanson fredonnée pour les infirmière­s. Eugène Savitzkaya cherche à être au plus près d’un corps vivant, à sonder cet inconnu au service d’une exacerbati­on des sens. Ce qui compte, ce n’est pas l’appropriat­ion d’un savoir mais celui d’une énergie, d’un profond besoin de vivre. Son écriture ne recule pas devant la récurrence des mêmes motifs, la combinaiso­n des réseaux métaphoriq­ues ou la multiplica­tion des digression­s. Fou de Paris est un poème de l’excès et de ses méandres : « Il ne faut pas l’avaler trop vite au risque d’une mauvaise digestion. » Il demande à être mâché « avec la voix, c’est-à-dire avec la bouche, la langue, les lèvres, la luette, la glotte, la gorge entière, en résonance avec le front, la nuque et la poitrine, en corrélatio­n avec l’épigastre, le plexus et le pelvis. »

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