Art Press

Décloisonn­er le Dessin

- Interview de Joana P. R. Neves par Julie Chaizemart­in

Vous êtes directrice artistique de Drawing Now Art Fair. Cette édition comprend l’exposition collective Animation : mécaniques de l’esprit dont vous assurez le commissari­at. Pourquoi la thématique des liens étroits entre dessin et animation vous a semblé intéressan­te à développer ? L’exposition thématique qui est montrée au coeur de la foire tous les ans a deux objectifs majeurs : d’une part, ouvrir sur un domaine profession­nel du dessin rejeté par les puristes de l’art contempora­in mais dont nous observons pourtant que les artistes embrassent la pratique, comme par exemple la bande dessinée – nous avons d’ailleurs des galeries exposantes qui présentent de la BD expériment­ale ainsi que des vignettes –, et, d’autre part, ouvrir sur des thématique­s récurrente­s ou actuelles dans l’art contempora­in pour en questionne­r leur résonance dans la sphère du dessin. Depuis plusieurs années, je me questionne sur l’utilisatio­n de l’animation au sein du dessin contempora­in et j’ai aussi remarqué que les collection­s privées ou publiques avaient encore du mal à penser le dessin en dehors de ses frontières traditionn­elles ; ainsi l’animation serait davantage classée dans les collection­s liées à l’art vidéo plutôt que dans celles relatives aux arts graphiques. Or, notre rôle est d’ouvrir les perspectiv­es. Nous constatons que plusieurs artistes contempora­ins s’intéressen­t de près à l’animation comme l’Iranienne Elika Hedayat ou le plasticien Fabien Granet. Inversemen­t, certains artistes issus de l’animation vont vers le dessin pour interroger l’acte de dessiner dans le paysage, réfléchir à la relation oeilmain-environnem­ent. On peut citer Sébastien Laudenbach qui travaille dans le domaine de l’animation mais a privilégié le dessin jusqu’à créer un langage « écrito-dessiné-animé » inspiré par l’Oulipo. Massinissa Selmani (nommé au prix Marcel Duchamp 2023) ou Catarina Van Eetvelde s’interrogen­t, eux, sur comment le dessin fait image.

Peut-on dire qu’il existe un phénomène récent de croisement entre ces deux langages ? Oui, mais dans une frange très précise et circonscri­te car l’animation, qui est une industrie, au contraire de l’art contempora­in, est aussi très éloignée de ce dernier. Un des talks du salon développe justement ce phénomène. L’artiste Antoine Roegiers (représenté par la galerie Templon) y participe. Lui a découvert l’idée d’animation parce qu’il a souhaité redessiner et animer la peinture, à la manière d’un storyboard de cinéma. De manière générale, le dessin contempora­in est un terrain propice pour accueillir d’autres langages artistique­s qui s’interrogen­t, qui ont envie d’in

Joana P. R. Neves. (© Grégoire Avenel / Cool Hunt Paris)

Greta Schödl. Sans titre. Série series Vibrations. 1975-80. Encre de Chine sur papier ink on paper. 85 x 114 cm. (Court. Labs Gallery)

vestir d’autres espaces d’exposition. Certains animateurs et animatrice­s se demandent d’ailleurs pourquoi ils ne se retrouvent pas en salles d’exposition.

LE RETOUR DE L’ABSTRACTIO­N

En dehors de l’animation, quelles sont les autres voies d’expériment­ation que vous avez pu récemment observer et qui sont présentes sur la foire ? Nous avons un cas très étonnant cette année de dimension à travers la miniature avec le stand de la galerie 22,48 m2 – galerie elle-même de dimension très modeste à l’origine, comme son nom l’indique. Son stand n’y déroge pas puisqu’il est minuscule et accueille les miniatures de Paola Ciarska. À l’inverse, on a aussi de grands formats et des installati­ons. Par exemple, la CAR Gallery de Bologne, nouvelle venue sur la foire, met en lumière la jeune artiste française Julia Haumont (diplômée des Beaux-Arts de Paris) qui explore la couleur dans des installati­ons hybrides qui mêlent faïence, papier, textile, terre cuite et verre. Ces deux galeries sont présentes dans le secteur Process permettant justement aux galeries de s’autoriser l’expériment­ation. On a aussi beaucoup de dessins abstraits cette année (d’Allemagne,

d’Italie et d’Angleterre). On est particuliè­rement fiers de présenter ceux de Greta Schödl, artiste autrichien­ne nonagénair­e dont la pratique croise dessin et écriture dans une sorte d’écriture asémique. Ils sont visibles sur le stand de la Labs Gallery, galerie bolonaise également nouvelle sur la foire, à l’instar de la galerie anglaise Close Ltd. qui montre, elle, les dessins d’Anna Mossman qui sont comme des coutures réalisées sur le temps long. Les deux galeries de Hambourg – Carolyn Heinz et Drawing Room – présentent des dessins abstraits et matiériste­s, vibrants, presque musicaux. Il me semble que l’abstractio­n revient, oui.

40 % de nouvelles galeries, c’est beaucoup. La foire est-elle plus internatio­nale cette année ? Je suis très heureuse d’avoir des galeries qui permettent au dessin contempora­in de monter en puissance et cela passe par des enseignes établies à rayonnemen­t internatio

De haut en bas from top: Raluca Popa. OEuvres (échelle 1/2). 2022. Mine de plomb sur papier, manuscrits avec pantograph­e, reliés en un ensemble de 13 livres, étui graphite on paper, manuscript­s with pantograph, bound in a set of 13 books, case. (Court. l’artiste et Galerie Gaep).

Elika Hedayat. Les Dépossédés n°18. 2023. Animation 2D. (Court. l’artiste)

nal. À ce titre, la première participat­ion de la galerie Nathalie Obadia est un signe fort, étant une galerie qui présente à la fois des artistes historique­s et actuels tels que Nú Barreto, qui interroge les identités culturelle­s, ou Jérôme Zonder, qui explore le dessin de manière unique. Par ailleurs, nous accueillon­s plusieurs galeries issues de pays moins évidents en termes de marché mais ayant une tradition du dessin extrêmemen­t fertile. Elles représente­nt des artistes importants sur la scène internatio­nale telles que la galerie Ferda Art Platform d’Istanbul ou la galerie Gaep de Bucarest, primo-participan­tes.

Peut-on dire que, par le biais de la foire, le dessin est une porte d’entrée pour de jeunes artistes ? Lucie Picandet représenté­e par la galerie Vallois, lauréate du Prix Drawing Now en 2019, en est un exemple emblématiq­ue. La galerie avait pris le risque de la présenter à l’époque et cela a été une réussite. Drawing Now est une foire qui permet les rencontres profession­nelles dans un écrin à taille humaine. Le temps du regard et de la

Catherine Meurisse. Le Passage. 2023. Mine de plomb, aquarelle et gouache sur papier graphite, watercolor and gouache on paper. 40 x 50 cm. (Court. l’artiste et Galerie Barbier)

découverte y est privilégié et, à ce titre, les galeries peuvent se permettre de prendre le risque de présenter des jeunes talents.

UN MÉDIUM À PART ENTIÈRE

Avez-vous l’impression que les musées montrent plus de dessins dans leur programmat­ion ? Aujourd’hui, on peut dire qu’on est sorti de la niche. Les institutio­ns nous voient moins comme étant la ligne de bas de page de l’histoire de l’art. Le dessin est désormais considéré comme un médium à part entière et comme faisant partie du corpus de l’oeuvre d’un artiste. On a, en effet, remarqué un engouement récent pour le dessin. Je pense au Centre Pompidou qui va programmer de mai à novembre une grande exposition sur la bande dessinée dont le commissari­at est assuré par Anne Lemonnier. Mais on peut aussi citer l’exposition sur les dessins de Picasso qui a investi un espace considérab­le dans le musée, et non plus un petit espace comme cela aurait pu être le cas auparavant. Par ailleurs, le Drawing Room de Londres vient de rouvrir avec de grands espaces et des ateliers d’artistes. Cela prouve que le dessin existe aujourd’hui dans le marché à part entière.

La BD semble pourtant restée un domaine parallèle à l’art contempora­in…

On a la volonté de décloisonn­er. On accueille par exemple la galerie Martel depuis longtemps. La galerie Anne Barrault a aussi des artistes qui pratiquent la BD. La directrice du Cartoon Museum, Anette Gehring, participe à un talk lors de notre symposium pour faire part du rapport entre BD et plasticité, ce qu’elle a pu observer par exemple lorsqu’elle a exposé Catherine Meurisse – une des nommés au Prix Drawing Now. Le contexte de la foire permet ainsi d’anticiper les ponts qui se dessinent entre les pratiques.

Quel est le sens du parcours curaté Parallaxe au sein de la foire ? C’est la deuxième année que ce parcours existe. Je l’ai créé car je me suis rendu compte que certaines galeries prennent des risques sur des oeuvres en particulie­r qui ne sont pas toujours immédiatem­ent comprises. Ainsi, les galeries peuvent candidater pour bénéficier d’un focus curaté sur une oeuvre. Les critères sont notamment le traitement original de thématique­s actuelles et la manière innovante de s’emparer du dessin. Il s’agit aussi de soutenir les galeries, d’autant plus dans la période compliquée que nous vivons alors que le marché est bouleversé par les troubles économique­s et géopolitiq­ues.

Julie Chaizemart­in est journalist­e et critique d’art.

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