ML POZNANSKI, refait main
ML Poznanski intègre précocement, à 17 ans, la section Beaux-Arts de la Central Saint Martins, à Londres. De ces années datent son goût et sa maîtrise du textile. Ayant créé sa griffe, Panopticum, elle poursuit à part soi l’intérêt pour la peinture qu’elle tient de ses plus jeunes années. Ce n’est pourtant que depuis trois ans qu’elle se considère peintre. Cet hiver, son exposition personnelle à la galerie Lo Brutto Stahl à Paris, Children of Omerta, a signalé toute la maturité de ces débuts tardifs.
L’exposition de la galerie Lo Brutto Stahl (1) a efficacement révélé la double attention dont les tableaux de ML Poznanski sont les fruits : le « comment faire ? » de la peinture et sa conséquence : « que dire ? » Deux attentions concourantes à la manière du tableau et à sa matière, qui font ensemble la singularité de sa peinture. En premier lieu, ML Poznanski fabrique ses supports : des châssis revêtus de chutes récupérées dans les manufactures textiles. Rares sont les fois où le tissu se retrouve tel quel : le plus souvent il est teint à la main, et / ou découpé en bandes dont l’assemblage se fait ensuite. Cette fabrication, très longue, et plus anticipatrice que préparatoire, donne lieu à une intrigante variété structurelle.
QU’EST-CE QU’UN TABLEAU ?
Quatre modes de fabrication de l’espace pictural sont à distinguer. Trois oeuvres, chez Lo Brutto Stahl, étaient faites de pans de tissu suturés les uns aux autres, une fois verticalement, deux fois horizontalement. Dans le premier cas, la suture, bien visible, participe au rythme de l’espace pictural ; dans les autres, elle passe au contraire presque inaperçue. Selon un deuxième mode de fabrication, des bandes de tissu, cette fois-ci avec des bords ondulés, forment un espace syncopé qui semble, dans Untitled (2023), croiser deux images, comme si la deuxième était ce que voyait le visage qui occupe la première. Les deux images apparaissent au regardeur alternativement, dans une sorte de clignotement,
jouant en dernier lieu l’une contre l’autre. Dans Big Hands, Big Heart (2023), au contraire, les découpes encerclent les composantes d’une image simple, unie, que la suture vient harmoniser.
Troisième mode : le tissu se trouve ramassé en de fines plissures cousues à leur base, formant relief, bosselure du plan. Le tissu semble alors exposer sa nature propre, dans un clin d’oeil au rideau ainsi tiré devant l’image ; il évoque, plus poétiquement, le frémissement d’un plan d’eau au passage du vent. Ce troisième style accentue en même temps que sa nature textile l’inaccessibilité de l’image peinte, désormais dotée de recoins, d’ombres, de parties engouffrées qui demandent au regardeur d’ajuster sa distance pour percer comme un brouillard.
La quatrième manière de fabriquer la toile, celle-ci utilisée une seule fois dans l’exposition, est encore plus surprenante : le centre du tableau est presque « normal » (presque,
textile art puisque des bandes ondulées y sont encore cousues, discrètement, à l’horizontale), tandis qu’autour, l’image est peinte non pas sur du fil tramé mais simplement tendu. Le tableau produit l’effet d’une émanation des fils depuis le centre, rayonnement quasi solaire. Les rayons, donc, de cette oeuvre, Untitled (Play) [2023], présentent des personnages fixés là comme des fantômes, les formes de l’un d’eux se prolongeant au centre, où elles apparaissent plus denses. Cette technique, si elle distingue encore deux régimes de l’image, semble cette fois-ci les placer dans un rapport de complicité plutôt que de compétition. Le tableau devient, chez Poznanski, l’antichambre de l’image : le temps et les gestes consacrés à sa fabrication en appellent le contenu. S’y préforment certaines caractéristiques iconographiques : telle forme découpée prépare telle forme peinte, prévoit tel traitement d’un sujet. Un jeu s’établit : une fois apparue, l’image prend le pas, et littéralement recouvre son support.
WHAT’S GOING ON IN THERE?
Peut-être est-ce là un effet de la mémoire de l’artiste, qui innerve indifféremment les différents modes de fabrication du tableau : son imaginaire, par contraste avec la diversité des supports, impose d’autant mieux son unité. De toile en toile, les visages, dotés d’un air de famille, se ressemblent, et semblent partager une certaine jeunesse. Souvent, il y a jeu de positions, de postures, les corps de Untitled (Red Jumper) [2023] rappelant une descente de croix, présente plus discrètement dans Hackney Rd (2023). Ce tableau porte en outre le rappel d’une piété également présente dans le deuxième plan de l’Untitled double, strié des bandes ondulées montrant une image et son contre-champ. Mémoires intime et collective ici s’enchevêtrent. Dans ces réminiscences affleurent les amours picturales de Poznanski : Caravage, Le Greco, et plus encore Francis Bacon, également adepte des poses réinterprétées (notamment le Portrait d’Innocent X [1650] de Velázquez, repris de nombreuses fois).
Poznanski dit très justement à propos de la mémoire que c’est avec elle que se construisent nos premières idées du monde : nous faisons ce dont nous nous rappelons, les premières fois constituant les modèles que les suivantes amplifieront. Mais, paradoxalement, la mémoire demeure pour nous tous une énigme : qui peut prévoir ce qui plus tard ressurgira en souvenir ? Il n’est pas rare qu’une
De gauche à droite from left:
Untitled. 2023. Huile sur lin cousu teint à la main oil on hand dyed sewn linen. 68,5 × 43 cm. Untitled (Play). 2023. Fil, cadre en bois, lin, huile thread, wooden frame, linen, oil. 102,5 × 72 cm. (Pour tous les visuels all pictures:
Court. l’artiste et Lo Brutto Stahl, Paris)