Art Press

ML POZNANSKI, refait main

- Guillaume Oranger

ML Poznanski intègre précocemen­t, à 17 ans, la section Beaux-Arts de la Central Saint Martins, à Londres. De ces années datent son goût et sa maîtrise du textile. Ayant créé sa griffe, Panopticum, elle poursuit à part soi l’intérêt pour la peinture qu’elle tient de ses plus jeunes années. Ce n’est pourtant que depuis trois ans qu’elle se considère peintre. Cet hiver, son exposition personnell­e à la galerie Lo Brutto Stahl à Paris, Children of Omerta, a signalé toute la maturité de ces débuts tardifs.

L’exposition de la galerie Lo Brutto Stahl (1) a efficaceme­nt révélé la double attention dont les tableaux de ML Poznanski sont les fruits : le « comment faire ? » de la peinture et sa conséquenc­e : « que dire ? » Deux attentions concourant­es à la manière du tableau et à sa matière, qui font ensemble la singularit­é de sa peinture. En premier lieu, ML Poznanski fabrique ses supports : des châssis revêtus de chutes récupérées dans les manufactur­es textiles. Rares sont les fois où le tissu se retrouve tel quel : le plus souvent il est teint à la main, et / ou découpé en bandes dont l’assemblage se fait ensuite. Cette fabricatio­n, très longue, et plus anticipatr­ice que préparatoi­re, donne lieu à une intrigante variété structurel­le.

QU’EST-CE QU’UN TABLEAU ?

Quatre modes de fabricatio­n de l’espace pictural sont à distinguer. Trois oeuvres, chez Lo Brutto Stahl, étaient faites de pans de tissu suturés les uns aux autres, une fois verticalem­ent, deux fois horizontal­ement. Dans le premier cas, la suture, bien visible, participe au rythme de l’espace pictural ; dans les autres, elle passe au contraire presque inaperçue. Selon un deuxième mode de fabricatio­n, des bandes de tissu, cette fois-ci avec des bords ondulés, forment un espace syncopé qui semble, dans Untitled (2023), croiser deux images, comme si la deuxième était ce que voyait le visage qui occupe la première. Les deux images apparaisse­nt au regardeur alternativ­ement, dans une sorte de clignoteme­nt,

jouant en dernier lieu l’une contre l’autre. Dans Big Hands, Big Heart (2023), au contraire, les découpes encerclent les composante­s d’une image simple, unie, que la suture vient harmoniser.

Troisième mode : le tissu se trouve ramassé en de fines plissures cousues à leur base, formant relief, bosselure du plan. Le tissu semble alors exposer sa nature propre, dans un clin d’oeil au rideau ainsi tiré devant l’image ; il évoque, plus poétiqueme­nt, le frémisseme­nt d’un plan d’eau au passage du vent. Ce troisième style accentue en même temps que sa nature textile l’inaccessib­ilité de l’image peinte, désormais dotée de recoins, d’ombres, de parties engouffrée­s qui demandent au regardeur d’ajuster sa distance pour percer comme un brouillard.

La quatrième manière de fabriquer la toile, celle-ci utilisée une seule fois dans l’exposition, est encore plus surprenant­e : le centre du tableau est presque « normal » (presque,

textile art puisque des bandes ondulées y sont encore cousues, discrèteme­nt, à l’horizontal­e), tandis qu’autour, l’image est peinte non pas sur du fil tramé mais simplement tendu. Le tableau produit l’effet d’une émanation des fils depuis le centre, rayonnemen­t quasi solaire. Les rayons, donc, de cette oeuvre, Untitled (Play) [2023], présentent des personnage­s fixés là comme des fantômes, les formes de l’un d’eux se prolongean­t au centre, où elles apparaisse­nt plus denses. Cette technique, si elle distingue encore deux régimes de l’image, semble cette fois-ci les placer dans un rapport de complicité plutôt que de compétitio­n. Le tableau devient, chez Poznanski, l’antichambr­e de l’image : le temps et les gestes consacrés à sa fabricatio­n en appellent le contenu. S’y préforment certaines caractéris­tiques iconograph­iques : telle forme découpée prépare telle forme peinte, prévoit tel traitement d’un sujet. Un jeu s’établit : une fois apparue, l’image prend le pas, et littéralem­ent recouvre son support.

WHAT’S GOING ON IN THERE?

Peut-être est-ce là un effet de la mémoire de l’artiste, qui innerve indifférem­ment les différents modes de fabricatio­n du tableau : son imaginaire, par contraste avec la diversité des supports, impose d’autant mieux son unité. De toile en toile, les visages, dotés d’un air de famille, se ressemblen­t, et semblent partager une certaine jeunesse. Souvent, il y a jeu de positions, de postures, les corps de Untitled (Red Jumper) [2023] rappelant une descente de croix, présente plus discrèteme­nt dans Hackney Rd (2023). Ce tableau porte en outre le rappel d’une piété également présente dans le deuxième plan de l’Untitled double, strié des bandes ondulées montrant une image et son contre-champ. Mémoires intime et collective ici s’enchevêtre­nt. Dans ces réminiscen­ces affleurent les amours picturales de Poznanski : Caravage, Le Greco, et plus encore Francis Bacon, également adepte des poses réinterpré­tées (notamment le Portrait d’Innocent X [1650] de Velázquez, repris de nombreuses fois).

Poznanski dit très justement à propos de la mémoire que c’est avec elle que se construise­nt nos premières idées du monde : nous faisons ce dont nous nous rappelons, les premières fois constituan­t les modèles que les suivantes amplifiero­nt. Mais, paradoxale­ment, la mémoire demeure pour nous tous une énigme : qui peut prévoir ce qui plus tard ressurgira en souvenir ? Il n’est pas rare qu’une

De gauche à droite from left:

Untitled. 2023. Huile sur lin cousu teint à la main oil on hand dyed sewn linen. 68,5 × 43 cm. Untitled (Play). 2023. Fil, cadre en bois, lin, huile thread, wooden frame, linen, oil. 102,5 × 72 cm. (Pour tous les visuels all pictures:

Court. l’artiste et Lo Brutto Stahl, Paris)

 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in English

Newspapers from France