Le tour de force de la justice dans l’affaire Le Scouarnec
Afin d’éviter la prescription à des dizaines de victimes potentielles du chirurgien, le parquet de Lorient a utilisé un outil juridique inédit.
SI LES CHIFFRES ne disent pas tout, ils permettent de saisir la singularité et l’ampleur de l’affaire Le Scouarnec. Trois cent quarante-neuf victimes potentielles ont d’abord été dénombrées en analysant les traces écrites informatiques et manuscrites découvertes au domicile de l’ex-chirurgien digestif, en mai 2017, à Jonzac (Charente-maritime).
Après deux années d’enquête préliminaire, les gendarmes de la section de recherches de Poitiers (Vienne) et du groupement du Morbihan ont réussi à identifier et à contacter 343 personnes. Impossible de trouver la trace des six autres personnes à partir des maigres indices dont les enquêteurs disposaient. Restait ensuite une épineuse analyse factuelle et juridique pour faire le tri entre les faits « poursuivables » en justice et ceux, au contraire, soumis au « couperet de la prescription ». Finalement, 312 victimes ont résisté à ce filtrage.
« Ce fut un questionnement attentif de tous les instants, nous explique Stéphane
Kellenberger, procureur de la République de Lorient (Morbihan). Les premiers faits datant de 1986, les derniers de 2014, il a fallu combiner six textes de loi successifs en matière de prescription. » Car seule compte la loi en vigueur au moment des faits. Or, jusqu’en 1989, les victimes mineures de viols ne disposaient que de dix ans pour dénoncer les faits après leur commission. Ensuite, le délai a été porté à dix ans au-delà de la majorité de la victime, soit jusqu’à l’âge de 28 ans. Depuis 2018, ce délai est fixé à trente ans après la majorité.
Obstacle insurmontable
Mais dans le dossier Le Scouarnec, c’est toute la complexité de cette affaire, les victimes n’avaient pas forcément connaissance des faits. Pour la bonne raison qu’elles étaient sous anesthésie ou en salle de réveil quand l’ancien chirurgien digestif s’en serait pris à elles. La plupart de ces ex-patients ou ex-patientes n’ont donc pris conscience de leur statut de victime qu’au moment où les gendarmes chargés de l’enquête préliminaire se sont adressés à eux.
C’est dans ce contexte que le parquet de Lorient, sous la houlette depuis mars dernier de Stéphane Kellenberger, a décidé de recourir à « la théorie jurisprudentielle de l’obstacle insurmontable ». Cette notion juridique est liée à l’article 9-3 du Code pénal qui prévoit que « l’existence d’un obstacle de fait insurmontable rendant impossible la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique est une cause de suspension de la prescription ». En clair, le délai de prescription, dans ces cas précis, ne débute qu’au moment où les victimes présumées sont informées des faits.
Jamais jusqu’à présent la justice française n’avait encore appliqué cette notion en matière de viols et d’agressions sexuelles. « Il s’agit bel et bien d’une innovation juridique qu’il faut saluer comme telle, félicite Me Marie Grimaud, avocate chargée de la défense de plusieurs victimes de Joël Le Scouarnec. C’est une avancée majeure. Au départ, cette notion d’obstacle insurmontable s’appliquait aux délits financiers qui ne pouvaient se manifester qu’au moment de la publication de comptes. Puis, à partir d’un arrêt de la Cour de cassation datant de 2014, la jurisprudence s’est étendue à la matière criminelle. » Cela dans le