MARANELLO MON AMOUR
CHAPITRE 24
J’ai été éduqué à l’anglaise. Dressé aux borborygmes du 4 cylindres des Mini Cooper. Elevé au son des doubles sorties Péco et aux rampes de carbu SU qui aspiraient derrière les compteurs, comme des apnéistes en remontée de plongée. Alors forcément, en grandissant, je n’ai jamais rêvé d’autre chose que du 6 cylindres Jaguar. C’était le “next step”, comme disent les Britons. Mon Taj Mahal. Aujourd’hui, je peux l’avouer, j’étais tellement obsédé, que j’en ai même dédaigné un peu les Allemandes. Ignoré les Italiennes. Mon ambition, c’était le “six double arbre”. Et rien d’autre. Et puis ça tombe bien, j’ai toujours trouvé épuisant de rêver de l’inaccessible. Alors, je regardais la 308 de Magnum comme mes potes qui mataient leurs posters de Drôles de dames. Sans conviction. Comme on reluque les locomotives Marklin en vitrine du Train Bleu. En sachant pertinemment qu’on n’aura jamais les ronds pour se les payer. A quoi bon ? Une Ferrari pour moi, c’était Jennifer O’Neill sur l’île de Nantucket dans Un été 42. Inaccessible. Aussi intouchable qu’une vache hindoue. Et puis un jour, j’ai eu l’occasion de faire tourner un V8 italien. Ça m’a secoué. Et je dois l’avouer penaudement, j’ai vacillé sur le fondement de mes certitudes anglaises. Comme si Big Ben avait tremblé, giflée par une rafale un jour de tempête. Et je n’ai plus vécu, dès lors, que dans un seul but. M’offrir un jour une de ces divas miaulantes. Histoire de me faire souder l’opéra entre les deux oreilles. Pour être honnête, j’avais donné quelques coups de canif à mon contrat avec les Anglaises. Après des années de sacerdoce, épuisé par la fiabilité des équipementiers britanniques, j’avais cru trouver dans l’infaillibilité du flat six germanique, un remède à mes aventures incertaines. Grossière erreur. J’avais confondu en fait l’amour fou avec le mariage de raison. Le risotto à la truffe d’Alba avec le rosbif à la menthe.
Las, j’ai donc attendu des années avant de m’autoriser le droit de rêver à ces bonheurs indicibles. Et puis un jour, j’ai enfin “budgeté” le modèle de mes rêves. J’ai fini par le trouver dans une concession Aston Martin où les British dédaigneux l’avaient lâchement remisé en sous-sol. C’était un V12 moteur avant. Une déesse de la route belle à croire en Dieu. Il m’a donc fallu dévaler trois étages remplis de David Brown avant que je puisse enfin la caresser des yeux. Il y avait là une rare DB 5, une 6 et même des Oscar India. Elles me regardaient du coin de leurs phares en tentant de faire parler leur calandre : « Nannn, ne va pas la voir l’Italienne ! », avaient-elles l’air de dire. Pourtant, lorsqu’elle m’est enfin apparue, perdue, presque bannie dans le fond du box où on l’avait recluse, mon coeur n’a fait qu’un tour. Elle était noir métal cette beauté. D’un black luisant presque, qui la faisait ressembler à une panthère prête à bondir. Campée, ultra basse sur ses Michelin de 18’’. Je me suis assis dans ses sièges chausson aux pommes. J’ai fait hululer son Nippon Denso. Et puis, quand j’ai entendu feuler la Scala, j’ai perdu la tête. J’ai oublié tout ce que j’avais accumulé d’expérience en trente ans. Je l’ai achetée. A peine plus chère qu’un Scénic mazout neuf full cuir. J’ai déconné. Ça n’est pas ma faute, sa cote n’avait jamais été aussi basse ! Mal entretenue, il s’est produit ce qui devait arriver. D’abord elle a senti très fort l’eau de cuisson des pâtes. Odeur témoignant d’une fuite inaccessible sous l’admission. Puis c’est l’embrayage qui m’a laissé tomber. J’étais furieux. J’aurais dû annuler la vente. Mais je n’en ai pas eu le courage. Avec mon Italienne, j’étais rentré dans la peau de ces soupirants transis qui tombent sous le joug de cantatrices à sang chaud. Amantes magnifiques, mais dont l’odieux caractère les rend imprévisibles. Quand elles ont fini de crier - ou de casser la vaisselle - il ne reste alors aux pauvres amoureux qu’une solution pour admirer leurs divas, attendre qu’elles tombent de sommeil. J’étais donc bel et bien propriétaire d’une Ferrari... en panne. Et je n’avais plus un “flesch” pour la réparer. Mais je pouvais descendre admirer ma prima donna qui dormait au parking. On pourra donc toujours parler de la piètre fiabilité des Italiennes. Des cuirs carpaccio qui flétrissent au soleil ou des comodos de Fiat Punto en cligno. Tous ces défauts n’enlèveront jamais rien au caractère unique de ces icônes. D’ailleurs, quiconque n’en a jamais possédé une ne pourra pas comprendre ce qu’on ressent à leur volant. Et surtout ce qu’elles sont vraiment. Des condensés d’envoûtement. De la dévotion fiévreuse. Du genre de celle qui vous dévore et vous transporte. Le danger dans l’existence n’est finalement pas de vivre son paradis. La vraie détresse, c’est un jour d’arrêter de le rêver.