Brève rencontre
Personnage d’exception, Enzo Ferrari n’a cessé de se battre pour promouvoir l’expression la plus achevée de l’automobile. Il y a 35 ans, nous avions eu le privilège d’un entretien dans son bureau, moins de de deux ans avant sa disparition.
HERO - ENZO FERRARI
En cet automne 1986, le voyage en Émilie-Romagne promet d’être mémorable. Cornaqué par Daniel Marin, boss de Pozzi qui importe la marque italienne en France, notre trio de privilégiés piaffe à la perspective de découvrir la F40. La Ferrari du 40ème anniversaire. Une super GT sans équivalent à l’époque, animée d’un V8 double turbo de près de 500 chevaux, promise à occuper la place du maillon ultime de l’ère Enzo. Contrairement à mes compagnons, le responsable rédactionnel du hors-série en préparation et le photographe, ce reportage est pour moi la première incursion dans la prestigieuse manade à l’emblème du cheval cabré. Comme souvent, le dernier vol Alitalia a été retardé à cause du brouillard sur Bologne. Lorsque la navette conduite à fond par le jumeau caché d’Alboreto nous pose dans le quartier de San Donnino, notre contact est depuis longtemps en heures supplémentaires sur le parvis de l’Hôtel Fini de Modène. Chez Ferrari, Franco Gozzi a enchaîné les postes clés. Directeur sportif, attaché de presse, patron de la com’, l’auteur de Mémoires du lieutenant d’Enzo Ferrari est surtout l’homme de con ance d’“Il Grande Vecchio” comme disent les anciens de Maranello. Après un brie ng aussi vite envoyé que quelques snacks, le rendez-vous du lendemain est
xé au restaurant le Cavallino pour le petit déjeuner. Gozzi nous quitte avec l’enveloppe à l’attention du big boss que Pierre Bardinon m’a chargé de lui remettre lors d’une récente visite chez lui, près d’Aubusson.
Dans le cadre de la restauration de la Testa Rossa millésime 1957 retrouvée en 1969 aux Etats-Unis et qu’il a rachetée depuis, le propriétaire du Mas du Clos soigne les détails. Il a besoin de la réplique exacte de la plaque “Prova” d’origine plus quelques pièces “made in Maranello”, dont un lot de rivets de pare-brise. Disparu des radars pendant une dizaine d’années en 1959, le spider 335 S #0674 a connu une brillante actualité sportive aux mains de Collins, Trintignant, Hawthorn, Musso, Von Trips et Stirling Moss. Sous la bannière de l’écurie Chinetti, ce dernier l’imposa en catégorie Sport lors du fameux GP de Cuba 1958, au lendemain du kidnapping de Juan Manuel Fangio par les rebelles de Castro
en quête d’un retentissement international. Le 6 février 2016, adjugée à une enchère record par Artcurial, la star fit la “Une” des gazettes avant de repartir aux States vers le garage d’un certain Brian Ross. En attendant, le programme des deux jours s’annonce dense. Il prévoit une palanquée d’interviews avec différents responsables, une visite complète des ateliers et, cerise sur le gâteau, quelques tours en passager sur la piste de Fiorano à bord de la F40. Le motif de la mine de conspirateur avec laquelle il nous accueille pour les croissants est vite éventé et Gozzi crache le morceau avant la fin de son expresso. « Il y a un petit supplément au planning… », lâche-t-il triomphal. On l’a compris, la lettre de celui qui s’est substitué à la maison-mère pour réunir en Creuse la plus belle collection au monde de Ferrari va motiver une rencontre aussi mémorable qu’imprévue. Le sésame pour accéder au saint des saints.
Comme une sentinelle en face des bâtiments de production, une petite construction ocre aux faux-airs de chapelle jouxte le circuit. C’est là que se trouve le bureau de l’“artisan provincial”. En cette fin de matinée, nous sommes dans l’escalier qui mène au premier. Progression feutrée, atmosphère recueillie. Notre chaperon nous invite à entrer. C’est une pièce modeste. Au mur, un portrait de Dino, le fils décédé en 1956. A gauche du bureau adossé à la fenêtre, un grand tableau de la 312 PB n°3, victorieuse de la dernière vraie Targa Florio en 1972. La presse du jour, deux combinés téléphoniques, un agenda et quelques dossiers.
Verres teintés et sourire aux lèvres, Enzo Ferrari extirpe lentement ses 88 ans de son fauteuil. Séquence émotion. Daniel Marin nous présente. « Buongiorno Ingegnere… » *. La poignée de main est cordiale et chaleureuse. « Soyez le bienvenu à Maranello... et surtout, n’oubliez pas de transmettre mes amitiés à mon ami Pierre Bardinon. » Quelques brefs échanges portent sur la compétition et la longévité de cette passion - « Parce que je n’ai consacré ma vie qu’à l’automobile, au sport automobile. C’est le but de ma vie » - la philosophie de la course - « Nous considérons ce domaine comme un banc d’essais capital et irremplaçable » - les titres de noblesse d’un moteur - « Les qualités : sa puissance, ses performances, sa fiabilité... mais la vraie noblesse reste le 12 cylindres. » Et puis notre hôte s’empare de Piloti, che gente…, ouvrage qu’il a signé en 1983. Il distribue à chacun un des 2 500 exemplaires de l’édition limitée agrémenté d’une dédicace à l’encre mauve. « Vous êtes bien le journaliste qui a transmis la demande de Pierre ? ». “En effet Ingegnere...” « Eh bien gardez ce stylo pour écrire de belles choses sur Ferrari. » Mon sourire a dû être d’autant plus idiot qu’à ce moment précis, j’avais en tête le dicton préféré d’un de mes confrères : « On ne fait pas toujours un métier facile, mais c’est quand même mieux que de travailler. »
* Leçon retenue : proscrire “Commendatore”, terme à forte connotation époque mussolinienne, pour le titre honorifique remis en 1960 par l’Université de Bologne.
« Je n’ai consacré ma vie qu’à l’automobile, au sport automobile. C’est le but de ma vie. »