AUTO HEROES

La Ferrari cachée

La première Ferrari ne s’appelait pas Ferrari. Le Commendato­re avait dû trouver un subterfuge pour exploiter ses premières créations. Cachée dans un émouvant musée, nous avons retrouvé la seule survivante de cet épisode oublié.

- Texte Serge Bellu - photos Rémi Dargegen et Archives Grand Toursime

AUTO AVIO COSTRUZION­I TIPO 815

Ce n’est pas le genre de bonhomme que l’on a envie de bousculer. Encore moins d’humilier. Avec sa stature haute et sa moue condescend­ante, il en impose. Quand Ugo Gobbato, le patron d’Alfa Romeo, le convoque un matin de mars 1938 pour lui annoncer la restructur­ation du service course, Enzo Ferrari a le masque des mauvais jours. Depuis 1933, Alfa Romeo lui doit tout sur le plan sportif. La Scuderia Ferrari, qui avait été fondée à Modène en décembre 1929, a géré le développem­ent de toutes les machines, leur exploitati­on en course et la stratégie à mener sur tous les fronts, en Grands Prix comme dans les courses d’endurance. Avec d’innombrabl­es succès à la clé.

Logique donc qu’Enzo fulmine quand il apprend qu’Alfa Corse va reprendre à son compte les activités de la Scuderia Ferrari et que tout le matériel va être rapatrié de Modène à Milan. Pire encore, le Commendato­re ne supporte pas qu’on mette sur sa route un personnage qu’il exècre : Wilfredo Ricart, un ingénieur espagnol qui a acquis une petite notoriété dans son pays en dirigeant la rme Nacional Pescara. Dans son livre de souvenirs (Mes joies terribles, 1963), Enzo Ferrari raconte son indignatio­n : « La question n’était pas que l’on acceptât ou non mes opinions sans discussion­s, mais que j’étais inquiet de la façon dont les idées fondamenta­lement malsaines de Ricart étaient automatiqu­ement acceptées. » Enzo Ferrari résiste pendant huit mois et, nalement, un soir de novembre 1938, il claque la porte d’Alfa Corse. Quelques mois plus tard, il est de retour dans les locaux de la Scuderia à Modène, toujours déterminé à jouer un rôle de premier plan en sport automobile, mais entravé par une clause de non concurrenc­e avec Alfa Romeo qui lui interdit de reconstitu­er la Scuderia Ferrari ou d’avoir une quelconque activité en son nom propre pendant quatre ans. Pour contourner cette contrainte, le 13 septembre 1939, Enzo Ferrari fonde la société Auto Avio Costruzion­i. Les activités de l’entreprise portent sur la production de machines industriel­les, d’outillages fabriqués sous licence de la rme allemande Fortuna. Auto Avio Costruzion­i sous-traite des travaux pour Riv, Piaggio et la Compagnia Nazionale Aeronautic­a ; il faut bien vivre. Toutefois, caché dans un recoin des ateliers, une petite équipe travaille sur un projet plus palpitant sous la direction de l’ingénieur Alberto Massimino, l’étude et la réalisatio­n d’une machine de compétitio­n en vue du Gran Premio de Brescia, une version édulcorée des Mille Miglia qui doit se dérouler le 28 avril 1940. Enzo Ferrari est pragmatiqu­e, pour gagner du temps, on utilise la base d’un moteur Fiat. Plus précisémen­t, deux moteurs Fiat, deux quatre-cylindres de 1 100 cm3 qui sont alignés bout à bout pour former un huit-cylindres en ligne. La cylindrée du groupe ainsi constitué est limitée à 1 500 cm3, d’où la référence “815”. Un carter, un bloc-cylindres monobloc et un couvre-culasse inédits sont coulés à la fonderie Calgoni

La belle Torpedina n’avait pas le droit de porter le nom de Ferrari après le départ tonitruant du Commendato­re de l’usine Alfa Romeo.

de Bologne. En revanche, dans les entrailles, toutes les pièces en mouvement sont d’origine Fiat, bielles, soupapes, culbuteurs proviennen­t de la modeste 508.

Le châssis doit aussi beaucoup aux Fiat contempora­ines, mais la structure est tout de même renforcée. La conception de la carrosseri­e a été confiée à la Carrozzeri­a Touring qui propose à Ferrari une barquette baptisée “Torpedino Tipo Brescia”. Elle n’est pas tout à fait inédite... En ce temps-là, les carrossier­s italiens ne sont pas à cheval sur les identités de marque. Touring repasse donc à Ferrari un modèle à peu près semblable à celui déjà appliqué à plusieurs Alfa Romeo 6C 2500. La première d’entre elles est apparue à Pescara en août 1939 dans la Targa Abruzzo et trois voitures de ce type seront engagées aux Mille Miglia 1940, la course où doivent aussi débuter les voitures d’Enzo Ferrari.

La “torpedino” d’Auto Avio Costruzion­i reprend la même ligne générale que l’Alfa Romeo avec les ailes en relief, joliment dessinées et fondues dans le volume général et les phares intégrés qui composent un harmonieux faciès avec la calandre triangulai­re aux pointes arrondies. Deux exemplaire­s sont construits grâce au soutien financier apporté par le richissime marquis Lotario Rangoni Machiavell­i. Le châssis n° 020 (numéro de course 65) est destiné au généreux commandita­ire qui fait équipe avec Enrico Nardi, ingénieur qui, dans les années 1950, produira ses propres voitures de course. Le second exemplaire du Tipo 815, n° 021, est confié à l’excellent pilote Alberto Ascari associé à Giovanni Minozzi et porte le numéro 66. Les deux voitures contrainte­s à l’abandon pendant la course s’éclipsent discrèteme­nt. De son côté, Alfa Romeo réussit à placer ses 6C 2500 SS au profil similaire aux 2ème, 4ème et 7ème places. Une camouflet pour Enzo Ferrari qui a gardé beaucoup de rancoeur envers la firme de Milan.

En 1943, la loi sur la décentrali­sation industriel­le oblige Enzo Ferrari à déménager, à émigrer à Maranello, hors de Modène. Les usines sont bombardées et il faudra reconstrui­re les installati­ons pour créer un cadre neuf pour la naissance d’une nouvelle marque.

Les Tipo 815 tombent dans l’oubli. L’une disparaît corps et biens tandis que la seconde est sauvée par Mario Ghini qui la bichonne dans son Castello di Panzano Castelfran­co Emilia près de Modène, un château du XVème siècle niché au milieu du vignoble de Lambrusco et qui renferme quelques pièces rarissimes. Chez Ferrari, la Tipo 815 n’a pas laissé un souvenir impérissab­le. On préfère se souvenir de la 125 S sortie en mars 1947, la première machine portant le nom du Commendato­re. La Tipo 815 souffre du syndrome de l’anonymat.

Chronologi­quement, le Tipo 815 est le tout premier modèle de la saga prodigieus­e des automobile­s Ferrari dont elle ne porte pas le nom.

 ?? ?? Les deux exemplaire­s de la Tipo 815 produits par Auto Avio Costruzion­i ont couru au Gran Premia de Brescia en 1940.
Les deux exemplaire­s de la Tipo 815 produits par Auto Avio Costruzion­i ont couru au Gran Premia de Brescia en 1940.
 ?? ?? La Carrozzeri­a Touring a repris purement et simplement un dessin déjà affecté à une Alfa Romeo 6C 2500 SS !
La Carrozzeri­a Touring a repris purement et simplement un dessin déjà affecté à une Alfa Romeo 6C 2500 SS !
 ?? ?? Sous les deux ailes du capot de la Tipo 815, un huit-cylindres en ligne constitué de deux moteurs Fiat.
Sous les deux ailes du capot de la Tipo 815, un huit-cylindres en ligne constitué de deux moteurs Fiat.
 ?? ?? C’est l’ingénieur Alberto Massimino qui fut chargé par Enzo Ferrari d’imaginer un moteur de compétitio­n à moindre frais
C’est l’ingénieur Alberto Massimino qui fut chargé par Enzo Ferrari d’imaginer un moteur de compétitio­n à moindre frais
 ?? ?? Difficile sous cet angle d’identifier s’il s’agit d’une Alfa Romeo ou d’une Auto Avio Costruzion­i.
Difficile sous cet angle d’identifier s’il s’agit d’une Alfa Romeo ou d’une Auto Avio Costruzion­i.
 ?? ?? Sur les deux exemplaire­s produits du Tipo 815, un seul a été conservé pieusement au sein de la collection de Mario Ghini.
Sur les deux exemplaire­s produits du Tipo 815, un seul a été conservé pieusement au sein de la collection de Mario Ghini.
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