AUTO HEROES

Belle et rebelle

Les Ferrari dessinées et réalisées par le carrossier Bertone se comptent sur les doigts d’une seule main. Voici l’une de ces raretés qui a la particular­ité d’être une oeuvre de jeunesse du styliste Giorgetto Giugiaro et avec laquelle il a voulu prouver qu

- Texte Serge Bellu - photos Rémi Dargegen

FERRARI 250 GT PROTOTYPE EW

Essayez un instant de vous mettre dans la peau de ce personnage. Vous êtes passionné d’automobile­s, dans l’Italie du milieu des années cinquante. Alberto Moravia vient juste de publier Le mépris. Le bouillant Senso de Luchino Visconti explose sur les écrans, en même temps que la pathétique Strada de Federico Fellini ; vous sortez des BeauxArts de Turin. Après un petit boulot chez Fiat, dans l’ombre de l’ingénieur Dante Giacosa, entre 1955 et 1960, vous êtes embauché chez le carrossier Bertone pour prendre la suite d’un créateur ombrageux et génial qui se nomme Franco Scaglione. Vous êtes italien, vraiment italien, magni quement italien, avec un orgueil à eur de geste. Vous avez l’impertinen­ce de vos 22 ans. Vous vous appelez Giorgetto Giugiaro et vous êtes encore un inconnu, pas encore le “designer du siècle” comme vous désigneron­t les éminences. Et un matin, le patron vous demande de créer une Ferrari ! Depuis son arrivée chez Bertone en décembre 1959, Giugiaro n’a réalisé que deux dessins, celui de l’Alfa Romeo 2000 Sprint, un exercice que lui avait donné le patron, Nuccio Bertone, en guise d’examen de passage. Dans la même veine, Giugiaro a imaginé la Gordon GT, une belle Anglaise animée par un V8 américain. La troisième tâche porte sur la création d’une carrosseri­e spéciale sur la base mécanique la plus désirable du moment, celle d’une Ferrari 250 GT Berlinetta à châssis court ! Cette commande n’est pas anodine. Tout ce qui implique Ferrari s’enveloppe d’emblée d’une aura particuliè­re. Quand on y associe le nom de Bertone, la rencontre devient singulière presque incongrue. Il faut savoir que depuis la naissance de Ferrari, Bertone n’a signé qu’une seule réalisatio­n, un cabriolet sans saveur élaboré sur un châssis 166 Inter (n° 057/S) en 1951. Entre Nuccio Bertone et Enzo Ferrari, ce n’est pas l’amour fou. La relation a toujours été orageuse entre les deux hommes. Inversemen­t proportion­nelle à la complicité souriante qui existait depuis des lustres entre Giovanni Battista Farina et le Commendato­re. Même à l’époque où toutes les Ferrari étaient habillées chez des artisans, Bertone n’était jamais sollicité, les travaux étant soustraité­s par ses concurrent­s Touring, Ghia, Vignale ou Farina. Dans ces conditions, le choix d’Enrico Wax de con er son châssis 250 GT n° 1739/GT à Bertone ressemble à une provocatio­n. Dans la lignée des mythiques “passo corto” (empattemen­t court de 2,40 mètres), le châssis n° 1739/GT est le troisième produit. Le velléitair­e Giorgetto Giugiaro n’est pas intimidé par l’enjeu. Il sait qu’il se doit d’imaginer en quelques jours un dessin foncièreme­nt différent de celui la berlinette de série dessinée par Pininfarin­a qui, soit dit en passant, est un chef-d’oeuvre absolu. Autant cette sublime machine exalte

Cette fulgurante création est l’une des trois seules Ferrari que Bertone a eu l’audace de détourner.

sa sportivité par des lignes trapues et efficiente­s, autant la propositio­n de Giugiaro va jouer sur un registre esthétisan­t, sur la grâce et la gracilité. Le profil paraît visuelleme­nt étiré par une ligne de ceinture rectiligne, un trait de crayon pur et tendu et un long porte-à-faux arrière fuyant. L’habitacle est gorgé de lumière, la surface vitrée optimisée grâce aux montants très fins, à l’inverse du traitement plus intimiste de la berlinette de Pininfarin­a. Abandonnan­t l’austérité sportive, le style intérieur est traité luxueuseme­nt autour d’une sellerie en cuir écarlate, l’habitacle se veut douillet et se dote d’accessoire­s de confort comme les lève-vitres électrique­s. La calandre élargie et les ourlets autour des passages de roues se démarquent aussi de la propositio­n de série. In fine, tout signe distinctif pouvant identifier une Ferrari a disparu. Même les roues à rayons qui sont ici remplacées par des jantes ajourées réalisées par Campagnolo. Baptisé en interne “Prototype EW”, le coupé Bertone sort des ateliers de Grugliasco le 8 janvier 1960, quelques semaines avant le Salon de Genève. Il est exposé dans une livrée vert clair métallisé. Bertone est fier de sa réalisatio­n, satisfait d’avoir montré que sa jeune recrue, Giugiaro, était capable de donner une nouvelle impulsion à son entreprise et d’offrir une véritable alternativ­e au classicism­e de Pinin Farina. Le Prototype EW devient un acte de foi. Bertone l’expose à nouveau au Salon de l’Automobile qui ouvre ses portes à Turin le 3 novembre 1960. La parure a changé.

Le Prototype EW se présente désormais dans une tenue blanche. D’ailleurs, il sera plusieurs fois repeint passant même par une laque rouge dans les années 1990 avant de revêtir le gris argent qu’il exhibe aujourd’hui. Après sa vie de salon, “1739/GT” est vendue au Docteur Enrico Wax, patron de la Wax & Vitale, S.n.c. à Gênes, une entreprise qui a prospéré en important des spiritueux européens en Amérique du Nord. Grand amateur de Ferrari, Enrico Wax n’en est pas à sa première fantaisie. C’est un client de la première heure. Dès 1949, il achète sa première 166 Inter, un cabriolet carrossé par les Stabilimen­ti de Giovanni Farina. En avril 1956, il reçoit la première berlinette 250 GT Competizio­ne confection­née chez Scaglietti (la n° 0425/GT). L’année suivante, il commandite auprès du même carrossier une 410 Superameri­ca (0671/ SA) dont la silhouette générale s’apparente à celle des

250 GT Competizio­ne de Scaglietti. À partir de 1976, la 250 GT vit aux Etats-Unis où elle passe entre les mains de nombreux propriétai­res. La dernière transactio­n en date remonte à novembre 2013 lorsque la 250 GT est vendue

7 040 000 dollars à New York lors de la vente “Art of the Automobile” organisée par RM. L’heureux acquéreur est William E. Heinenecke, un homme d’affaires d’origine américaine, citoyen thaïlandai­s depuis 1991, qui possède une chaîne hôtelière. Dans ces caves il reste sans doute quelques flacons importés par Enrico Wax.

Un coup de maître réalisé par le “designer du siècle” : Giorgetto Giugiaro n’a que 22 ans quand il trace ces lignes sublimes !

 ?? ?? Aucun élément de style ne permet de soupçonner que la base mécanique est celle d’une Ferrari 250 GT Berlinetta.
Aucun élément de style ne permet de soupçonner que la base mécanique est celle d’une Ferrari 250 GT Berlinetta.
 ?? ?? Le prototype EW renonce au style intérieur dépouillé d’une voiture de course pour se gorger de luxe.
Le prototype EW renonce au style intérieur dépouillé d’une voiture de course pour se gorger de luxe.
 ?? ?? Giorgetto Giugiaro a imaginé un immense capot qui facilite l’accès au moteur.
Giorgetto Giugiaro a imaginé un immense capot qui facilite l’accès au moteur.
 ?? ?? Avec son porte-à-faux fortement allongé et son cockpit généreusem­ent vitré, la Ferrari de Giugiaro tourne le dos à la berlinette de Pinin Farina.
Avec son porte-à-faux fortement allongé et son cockpit généreusem­ent vitré, la Ferrari de Giugiaro tourne le dos à la berlinette de Pinin Farina.
 ?? ?? Une batterie de compteurs renseignen­t le pilote sur toutes les respiratio­ns de la Ferrari.
Une batterie de compteurs renseignen­t le pilote sur toutes les respiratio­ns de la Ferrari.
 ?? ?? Que ce soit par sa ligne ou par son habitacle luxueuseme­nt traité, la 250 GT a perdu la sportivité de la berlinette originale.
Que ce soit par sa ligne ou par son habitacle luxueuseme­nt traité, la 250 GT a perdu la sportivité de la berlinette originale.
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