La classe anglaise
Bentley, Lotus, Triumph, Rover… Les héros de cette série télévisée entrée dans la légende ont conduit ce qui se faisait de mieux, et de pire, parmi les marques automobiles anglaises des années 60 et 70. Sans jamais se départir de leur flegme.
En 1976, les fans de Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers en VO) sont à la fête. La mythique série télévisée anglaise créée en 1961 fait son retour sur les petits écrans, sept ans après la fin de la sixième saison, dans une nouvelle mouture baptisée The New Avengers et coproduite par TF1. Patrick Macnee incarne toujours l’agent John Steed avec la même élégance doublée d’un flegme à toute épreuve, mais on lui adjoint cette fois deux acolytes, Purdey et Gambit (Joanna Lumley et Gareth Hunt), pour l’aider à boucler des enquêtes mâtinées d’espionnage et de fantastique. Pour véhiculer cette petite équipe à l’écran, les producteurs vont faire appel au groupe British Leyland Motor Corporation, un conglomérat né, en 1968, de la fusion entre Leyland Motors et British Motor Holding et regroupant des marques aussi diverses que Jaguar, Austin MG, Triumph ou encore Rover. Si l’idée semble excellente, le timing l’est beaucoup moins. En partie nationalisé en 1975, BL est à cette époque miné par des grèves à répétition, de gros soucis de qualité et de fiabilité, et des ventes en berne. Toutefois, participer à une série télévisée aussi attendue est toujours bon en terme d’image si bien que les dirigeants du groupe vont se précipiter sur l’occasion pour fournir la nouvelle Jaguar XJS pour le personnage de Gambit, une Triumph TR7 pour Purdey, et pour John Steed, quelques Rover et Range Rover ainsi qu’une spectaculaire Jaguar XJC V12, adaptation routière de la version compétition mise au point par Broadspeed, surnommée “Big Cat”. Les ennuis vont commencer avec la toute nouvelle berline Rover, la 3500 équipée du V8 de 3,5 litres, également appelée SD1. Fruit d’une compétition entre Triumph et Rover pour concevoir un modèle capable de remplacer les vieillissantes Triumph 2000 et Rover P6, la belle SD1 couleur sable arrive bâchée sur le tournage de Chapeau melon et bottes de cuir afin d’en préserver l’exclusivité, le modèle n’ayant pas encore été présenté à la presse. Elle quittera le tournage sous une bâche également, mais en panne. Tout comme la Triumph TR7 conduite par Joanna Lumley dans le rôle de Purdey : « Le problème avec la marque, se souvenait-elle en 2003, c’est qu’ils étaient incapables d’assurer la moindre continuité entre les modèles. Un jour, ils nous reprenaient la TR7 jaune et quelques jours plus tard, ils nous en rapportaient une bleue, parce que c’était tout ce qui était disponible. » Après deux TR7, Purdey se retrouve soudain au volant d’un cabriolet MGB jaune, modèle dont le producteur Brian Clemens garde un souvenir mitigé : « Je me souviens avoir voulu emprunter la MG un soir et avoir passé ce qui m’a semblé des heures à essayer de passer la marche arrière. On a découvert après coup que le levier de vitesse provenait d’une Austin Princess et qu’il avait été monté à l’envers. C’était tellement typique de British Leyland... » Chez Jaguar, la situation n’est guère plus glorieuse. Les deux XJS de Gambit sont souvent indisponibles et devant la mauvaise volonté de BL pour assurer les remplacements, la production doit en louer une chez Avis. Si les cascadeurs n’apprécient pas trop la “Big Cat” de John Steed, jugée peu maniable, elle devient la star automobile de la série grâce à quelques scènes savoureuses. Notamment dans l’épisode Le Château de cartes où Steed, impatient de
Lorsque Patrick Macnee sautait dans sa Bentley, il y avait souvent trois ou quatre techniciens hors champ pour pousser la voiture.
s’entretenir avec un pilote de course qui s’entraîne sur une piste au volant de sa monoplace, le prend tranquillement en chasse au volant de sa XJC, chapeau melon vissé sur le crâne, le double sans effort et le force à se ranger. On en redemande. D’autant que Steed fut tout proche de rouler en Panther de Ville, le petit artisan ayant été approché par la production : « Nous avions contacté de nombreuses marques anglaises, se souvient Clemens, et parmi elles, Panther et surtout Lotus, avec qui nous nous étions si bien entendus dans les années 60. Ils étaient disposés à nous prêter leur toute nouvelle Lotus Esprit mais nous avions besoin d’un grand nombre de véhicules pour la production et les comédiens, et c’est ce qui nous a fait choisir BL. »
Lotus finira par faire enrôler sa fameuse Esprit dans le James Bond en tournage cette année-là, L’Espion qui m’aimait, mais ne participera donc pas à cette ultime saison de Chapeau et melon et bottes de cuir, un partenariat qui avait débuté en 1965 avec la saison 4. Dans cette saison en noir et blanc qui voyait Patrick Macnee associé à l’inoubliable Diana Rigg dans le rôle d’Emma Peel, le duo parcourait les campagnes anglaises et les rues toujours désertes de Londres au volant d’antiques modèles Bentley Blower des années 20 et de l’un des premiers cabriolets Lotus Elan S2 prêté par la marque fondée par Colin Chapman. « L’Elan était parfaite, racontait Brian Clemens. En réalité, nous n’avons jamais sollicité Lotus, ce sont eux qui sont venus nous chercher. Colin Chapman lui-même a déclaré plus tard que la présence de l’Elan dans notre série a fait économiser à Lotus l’équivalent de plusieurs millions de livres sterling en publicité. L’Elan était par exemple complètement inconnue aux États-Unis quand la série y a été diffusée. » Durant la saison suivante, en couleurs cette fois, Emma Peel hérite d’une Elan S3 SE bleue de 1966, visible dans 19 des 24 épisodes, et qui sera offerte à Diana Rigg l’issue du tournage. Preuve que cette apparition dans la série a durablement marqué les esprits, l’exemplaire en question a été vendu en février 2023 pour près de 191 000 euros, somme rarement atteinte pour un tel modèle. En 1967, Diana Rigg préfère se tourner vers Shakespeare et laisse sa place à Linda Thorson. La Canadienne, qui ne sait pas conduire, entame toutefois la saison 6 au volant d’un des seulement 29 exemplaires du cabriolet AC 428 dessiné par Frua. Fruit d’une discussion entre Clemens et le directeur des ventes d’AC, Jock Henderson, l’ex-show car du Salon de Londres 1965 rejoint l’écurie des Avengers, mais le producteur n’est pas convaincu : « Je me suis laissé convaincre de l’utiliser dans la série mais je n’ai jamais aimé cette voiture. Si bien qu’on l’a rapidement remplacée par une autre Lotus. » L’autre Lotus, c’est une des toutes premières Europa disponibles en Angleterre car le modèle, équipé du 4 cylindres de 1 470 cm3 de la R16 dans le cadre d’un partenariat avec Renault, sera au départ réservé à l’exportation. « Il me semble que la nôtre était le premier exemplaire équipé de la conduite à droite », se rappelle ainsi Clemens. Une Lotus Elan +2, version quatre places de la petite Anglaise, la remplacera dans deux épisodes, tandis que John Steed, après s’être fait les bras aux volants d’une demi-douzaine de Bentley dans les saisons précédentes (Speed 6 1926, Green Label 1928 et autres 4,5 Litres 1925...), se retrouve aux commandes d’une respectable Rolls-Royce Silver Ghost de 1923 au volant de laquelle Winston Churchill aurait appris à conduire à Lady Astor. Plus fiable que les Bentley - « lorsque Patrick sautait au volant pour partir en trombe à la poursuite d’un méchant, raconte Clemens, il y avait souvent trois ou quatre techniciens hors champ pour pousser la voiture » - la Silver Ghost ne sera jamais adoubée par l’indécrottable Bentley Boy, Patrick Macnee : « C’était une erreur, confessa-t-il, c’était prétentieux. La Bentley était en accord avec le style de Steed, avec son éducation et sa correction. Il n’aurait jamais dû se montrer démonstratif au point de rouler en Rolls-Royce. » Une remarque qui résume tout le charme de Chapeau melon et bottes de cuir, une série qui a su faire évoluer ses personnages dans un univers souvent absurde et décalé, fait de trahisons et de faux-semblants, tout en leur faisant respecter à la lettre les conventions et traditions les plus authentiquement britanniques. Parmi elles, rouler en voiture anglaise relève de la plus élémentaire correction, et dans ce domaine, contre vents et marées, les Avengers se sont toujours montrés irréprochables.