Que d’histoires DANS NOS LETTRES
Alors qu’on échange de moins en moins de courrier manuscrit, les mots doux, lettres et cartes postales, gardiens de nos souvenirs, (re)deviennent des trésors d’émotion…
Les alertes stridentes de nos messageries ont remplacé depuis longtemps la sonnette du facteur, et nos textos les lettres écrites à la main. Pourtant, on collectionne les petits carnets de jolies papeteries (Rifle Paper, Papier Tigre…), on expose, façon mini-tableaux, les petits mots doux et cartes calligraphiées comme une célébration du « vrai courrier » et on garde précieusement les lettres de nos amoureux (que celles qui ne l’ont jamais fait nous jettent leur stylo-plume à encre parfumée). Et qu’y a-t-il de plus intrigant et émouvant que de découvrir au grenier une boîte remplie de vieilles lettres de famille ou d’inconnus… C’est d’ailleurs en retrouvant les missives de son grand-père à sa grand-mère – qu’elle a rassemblées dans un album transmis à ses six enfants – que Nanou Bresmal a mûri son projet : créer un Festival des lettres d’amour à Auray, en Bretagne, en 2017. « J’avais envie, dit-elle, de faire circuler, de donner à voir et à réentendre dans nos lieux de vie quotidiens – notamment sur les vitrines des commerces – des mots doux et des messages d’amour. » Car le plaisir de correspondre n’est pas réservé aux écrivains. Coups de coeur, coups de gueule, poèmes, déclarations d’admiration pour une auteure, un comédien. L’envie de prendre la plume peut survenir à n’importe quel moment. Pionnier du genre, le festival Les Correspondances de Manosque met à disposition de tous cartes, enveloppes, stylos et affranchissement pour encourager l’art épistolaire en toute liberté, sur des écritoires insolites – perchés dans les arbres ou aménagés dans des boîtes à lettre géantes – créés par le scénographe et inventeur d’objets d’art urbain Jean Lautrey : « Cette incitation ludique et joyeuse permet d’envoyer entre 15 000 et 17 000 lettres et cartes postales tous les ans », se réjouit Evelyn Prawidlo, codirectrice du festival, qui a fêté sa 22e édition cet automne. À la main
Soigner son écriture, prendre le temps de ciseler ses phrases, c’est également retrouver « un autre rapport à la matière et au temps dans une société de l’urgence et de l’immatérialité numérique », analyse la psychanalyste et philosophe Elsa Godart1 qui voit là un point commun avec le retour du vintage, du Polaroid ou de la photo argentique. « Ce qui était une obligation banale – l’écriture manuscrite – prend la saveur particulière et poétique d’une liberté que l’on se réapproprie. La carte, le petit mot ou la lettre devient un objet exceptionnel, “fétichisé”, que l’on garde, que l’on hume, que l’on relit, qui fait sens… et une vraie source de joie, tant pour celui ou celle qui le reçoit que celui ou celle qui l’écrit. »
D’autant plus qu’écrire devient aussi un véritable loisir créatif pour les adeptes du lettering (ou lettrage), cet art de dessiner les lettres en utilisant des feutrespinceaux, pour écrire, décorer et personnaliser cartes, faire-part, paquets
cadeaux, marque-page… « Nos cinq sens sont sollicités, c’est assez hypnotisant de regarder le pinceau danser sur la feuille, de voir les lettres se former sous la plume ou le feutre… », apprécie Y-Lan. Cette ex-cheffe de projet en informatique anime désormais des ateliers de lettering. « Contrairement au clavier, qui incite à taper vite, le lettering oblige à ralentir, à bien respirer, à prendre son temps… Quasi méditative, la pratique est également propice au développement personnel, en choisissant de transmettre des mots qui nous touchent, des citations qui nous portent ou des messages personnels. Et au-delà du temps passé sur une carte, on offre aussi du lien… » D’ailleurs, c’est pour restaurer ce lien qui manquait tant aux personnes isolées ou âgées, confinées en Ehpad, qu’une bande de dix jeunes cousins a lancé le projet 1lettre1sourire.org (lire encadré page suivante). L’écriture comme marque de solidarité… Les lettres ont aussi l’âme qu’on leur prête.
1. Auteure de Je selfie donc je suis (éd. Albin Michel) et d’Éthique de la sincérité (éd. Armand Colin)
Éva, ingénieure « J’AI RÉHABILITÉ MON ARRIÈRE-GRAND-PÈRE GRÂCE À SA CORRESPONDANCE »
« Il y a vingt-cinq ans, ma mère a trouvé un paquet de lettres en triant des affaires. Je m’y suis intéressée cet hiver, quand j’ai entrepris un travail sur ma généalogie pour comprendre mon sentiment d’injustice et mon rapport à l’autorité. Ce ne pouvait être que Marcel, mon arrière-grand-père franco-portugais, ingénieur, comme moi, réputé dans la famille pour être un homme colérique. Pendant la Première Guerre mondiale, Marcel s’est engagé volontairement dans l’armée française. Ce jeune marié écrivait tous les jours à sa femme. Lire ces déclarations d’amour m’a particulièrement émue. Leur relation était magnifique, l’écriture très belle. On suit son départ à la guerre, sa nomination dans le Nord, la bataille où il a été blessé, l’hôpital où il a été recueilli, son attente d’être démobilisé, son retour au Portugal, sa condamnation à mort par contumace pour avoir soi-disant “déserté”. Tout à coup, ce fameux arrière-grand-père rongé par la rancoeur, cet homme craint par sa famille, m’apparaissait autrement. Un traumatisé de la guerre, meurtri d’avoir été accusé injustement, dévoré par la culpabilité… Je comprenais les raisons de sa colère.
Il était important pour moi de le réhabiliter. Alors je lui ai écrit une lettre, sur sa tombe. Les mots sont venus tout seuls. Quelque chose comme : “Je suis désolée que tu aies vécu tout ça, pardon que la France t’ait accusé injustement, merci pour tes convictions et tes idéaux, je t’aime.“Après la lui avoir lue, je l’ai enterrée près de lui. Par cet acte symbolique, j’ai eu le sentiment de clôturer cette plongée dans l’histoire de mon arrière-grand-père et de nettoyer ce qui ne nous appartenait pas. Je me suis sentie apaisée. »
Virginie, journaliste « JE GARDE UNE CENTAINE DE LETTRES QU’ON M’A ÉCRITES COMME UN TRÉSOR »
« La plus importante des lettres, celle qui m’a donné le goût à l’écriture et l’envie de toutes les garder, est celle de mon père. Il m’annonce son divorce avec ma mère, j’avais 12 ans. Sa lettre est triste et en même temps très belle. Les suivantes le sont tout autant, car il n’a jamais cessé de m’écrire. J’aime la musique de ses mots, son intimité. Mon père est pudique, mais il se confie dans ces missives. J’ai également gardé celles de ma grand-mère qui commencent toutes par “Ma petite Ninie”. Certaines sont restées dans leur enveloppe, avec leur jolie étiquette personnalisée. Elle me racontait des scènes de sa vie quotidienne par le menu, l’expo parcourue ou l’inconnu croisé dans sa cage d’escalier. J’avais de la lecture ! Figurent également dans ma boîte des lettres de mon amie d’enfance, de copains, d’anciens amoureux, de collègues de boulot rigolotes, de personnes dont je ne me souviens parfois plus. Des cartes du monde entier de mon mari. J’ai bien tenté d’en jeter quelquesunes lors de mes déménagements (et ils ont été nombreux). Mais non. À chaque fois, j’ouvrais ma boîte, je lisais quelques pages et je les reposais délicatement. Elles font ressurgir des moments de vie oubliés, des personnes que je ne vois plus. Elles me racontent une histoire, des souvenirs que je peux toucher, des retrouvailles avec celui ou celle qui écrit. Car, au travers des mots, s’exprime la personnalité de chacun.
Les lettres s’arrêtent à la fin des années 2000. J’ai reçu quelques cartes de mes enfants mais très peu, ils préfèrent les textos.
J’ai toujours pensé que je relirais tous ces trésors quand je serais très vieille. Peut-être par peur d’oublier avec l’âge, je voudrais pouvoir réveiller ma mémoire quand elle s’envolera. »