TOUT SUR LES MÈRES
Le recueil Les Mères est paru en 1982, édité par l’auteur. Ses rééditions successives n’ont pas entamé sa modernité. Analyse par Jeanne Puchol de quelques sketches et d’une planche, « Marylène », acerbe en surface, d’un minimalisme irréprochable, qui ne r
Les historiettes qui composent Les Mères ne traitent pas tant des mères que des futures mères, communément appelées « femmes enceintes » ; voire des femmes qui envisagent d’envisager de le devenir. C’est le cas de Grigri, dès la première page. Tout laisse à penser qu’elle vient d’annoncer sa grossesse à une copine – alors qu’il est juste question pour elle de se faire enlever son stérilet. « Tu veux un garçon ou une fille ? » lui demande l’autre ; « J’ai envie de jumeaux, c’est plus gai » répond Grigri sans sourciller. L’échange n’est pas seulement comique. Il permet à Bretécher d’égratigner, l’air de rien, le fantasme de l’enfant conforme aux envies de ses parents. La thématique est reprise et poussée jusqu’à l’absurde dans Les Recalés : « C’est un garçon […] avec des yeux bruns probablement myopes […] », annonce (à partir d’une simple amniocentèse !) un gynéco à sa patiente ; « Nous ne le prenons pas », décide-t-elle aussitôt avec son mari – comme s’il s’agissait d’un manteau ou d’un appartement. Bretécher pointe avec justesse la réification qui s’est généralisée depuis et anticipe les polémiques actuelles sur la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA). Sujet de société alors marginal, l’homoparentalité n’est pas en reste, comme avec Bernard et René. Dans cette histoire développée sur douze pages, on voit un père s’apprêter à kidnapper son propre enfant pour l’élever avec son amant ; tandis que la mère délaissée convole avec l’homme idéal – qui s’avère être une femme. Avec trente ans d’avance, Les Mères ouvre le débat. La Manif pour tous n’a qu’à bien se tenir !
Marylène ou la tyrannie de l’injonction
Je pourrais ainsi multiplier les exemples d’humour vache mâtiné de tendresse et de lucidité. Mais je vais m’attarder sur une page particulièrement emblématique du talent de Bretécher. Rappelons que nous sommes à l’orée des années 1980 : le tournant libéral n’a pas encore eu lieu, le mot « socialisme » n’a pas encore été vidé de son sens, on a même pu croire que le voeu de mai 1968 s’était réalisé : l’imagination est enfin au pouvoir et Jack Lang est son prophète. Mais notre clairvoyante humoriste ne s’en laisse pas conter. Voici ce qu’elle fait dire à Marylène : « J’ai été dépucelée la première de ma classe et j’ai été la première à divorcer, tout le monde m’a traitée de pute. À 20 ans j’ai fait mon premier reportage en Éthiopie toute seule avec ma chamelle ; les gens ont dit que ce n’était pas un comportement féminin. J’ai passé deux ans à Berkeley, trois à Pékin, j’ai traversé la Mandchourie à moto, ils ont dit que j’étais instable. Après son troisième, ma soeur a fait de la poterie féministe, ils ont dit que Maman avait de la chance avec elle. Quand j’ai fait mon one woman sex show au Pigall’s, ils ont dit que j’aurais intérêt à voir Lacan. J’ai monté mon entreprise de jeux électroniques et ils ont dit que j’étais arriviste. Si je prenais un môme sur mes genoux, ils disaient que j’étais en manque. Si je ne le prenais pas, ils disaient que j’étais aigrie. Alors pour me racheter, j’ai décidé d’en faire un avec Lucas, le fils aîné de ma nièce. YAAA. Dans trois mois, je suis inattaquable. » Quel texte, n’est-ce pas ; quelle écriture ! À première vue, Bretécher y brocarde allègrement une précieuse ridicule version golden eighties. Alors qu’au fond, le texte s’en prend à la mécanique de l’injonction. Les injonctions de son époque, en matière de libération, notre pauvre Marylène les a pourtant toutes suivies, mais c’est peine perdue. Elle est toujours trop ou pas assez ceci ou cela. La seule manière de « se racheter » (sic), c’est de suivre l’injonction des injonctions : la maternité. Alors même que les mouvements de libération de la femme semblent à leur apogée, Bretécher perce à jour la régression rampante dont ces années-là sont porteuses. Elle prophétise ce qui est venu depuis battre en brèche les conquêtes féministes…
Bien campée
Intéressons-nous à présent aux aspects visuels de cette planche : chez Bretécher, il n’y a pas de gouttière entre les cases – pas d’espace inter-iconique, si vous préférez. Si bien que le dispositif s’apparente davantage à la marelle qu’au gaufrier. Chez Bretécher, il n’y a pas de bulle – pas de phylactère, si vous préférez. Le texte flotte ici nonchalamment au-dessus de la tête du personnage, ou plutôt de son ventre, celui-ci cachant celle-là la plupart du temps. Le sujet de cette énonciation, pour flottante qu’elle soit, ne fait aucun doute : c’est Marylène. Et Marylène campe fermement sur ses positions. C’est du moins ce que laisse entendre la fixité exemplaire de la composition de la page et de chacune de ses cases. Centrée, frontale : la masse noire d’un fauteuil. Assise au mitan de celui-ci : Marylène. Ses pieds frôlent le bord inférieur de la case, la partie supérieure accueillant le texte. Si les six premières cases offrent une rigoureuse décomposition du mouvement de la protagoniste, au fur et à mesure qu’elle s’enfonce dans le fauteuil, les trois suivantes se répètent à l’identique — ou bien forment une itération iconique, si vous préférez. Le contraste créé par la débauche de mouvements des trois dernières cases est d’autant plus efficace. L’économie des moyens mis en oeuvre cache, comme souvent chez Bretécher, une extrême subtilité. Car au-delà de ce qui s’exprime dans les propos de Marylène, dans son attitude — d’abord symétrique, puis dissymétrique, enfin exubérante – il y a ce que disent ses orteils. Dans chacune des cases, ils tiennent un petit discours parallèle. Et surtout dans la neuvième : regardez ce gros orteil gauche qui se cabre sur le mot « aigrie »… Après quoi Marylène peut retrouver ses mains – on ne les avait pas vues jusque-là ; peut se reprendre en mains : mère elle sera, d’accord, mais non sans un léger parfum d’inceste.