Dossier : autour de Claire Bretécher
Son trait traduit aussi bien l’énergie que l’apathie des corps, ses dialogues épinglent sans pitié nos travers, quand ils ne dynamitent pas la langue. Talentueuse, Claire Bretécher l’est évidemment mais, et son autoportrait le laisse deviner, elle a aussi
• Le trait Claire, par Jean-pierre Mercier
• Tout sur les mères, par Jeanne Puchol
• Paroles de dessinateurs
- Riad Sattouf, « Une façon de m’intéresser
à mon époque »
- Lewis Trondheim, Sans le texte
- Vanyda, Celle qui dessine (si bien) les ados
• Écoutez, c’est du Bretécher !
Exposition Claire Bretécher du 18 novembre au 8 février Espace Presse, niveau 2
Rencontres
• Bretécher et son héritage 30 novembre
• Les visages de l’adolescence 7 décembre
• La BD passée en revue 14 décembre 19 heures, Petite Salle
Conférence – Atelier DIY La BD strip 10 décembre à partir de 18 heures 30 Salon Jeux vidéo, niveau 1 Réservation : nouvelle-generation@bpi.fr
Projection Claire Bretécher B.dessineuse de Joëlle Oosterlinck et Jacques Pessis 21 janvier
20 heures, Cinéma 2
Dossier sur Balises Agrippine, une longue crise d’adolescence http://balises.bpi.fr
On a oublié qu’à une époque où la bande dessinée était une affaire d’hommes, Claire Bretécher a été la pionnière d’une pratique féminine du neuvième
art, qui fait maintenant florès, de Marjane Satrapi à la BD girly. Retour sur le parcours d’une virtuose de la satire dessinée. Claire Bretécher entre dans le monde très masculin de la bande dessinée au début des années 1960, après de brèves études artistiques et un passage éclair (neuf mois !) dans l’enseignement. Elle fait ensuite ses armes dans l’illustration pour la presse jeunesse et se signale par une première collaboration avec René Goscinny, dont elle illustre en 1963 Le Facteur Rhésus pour L’OS à moelle relancé après-guerre par Pierre Dac. Elle publie ensuite des bandes dessinées dans la presse catholique pour enfants et dans Spirou, créant entre autres une série historico-humoristique, Baratine et Molgaga, et Les Gnangnan, qu’on a pu comparer aux Peanuts de Charles Monroe Schulz du fait qu’elle y mettait en scène des enfants raisonneurs. Si ces derniers annoncent Les Frustrés, Baratine et Molgaga préfigure Cellulite, première création majeure dans le Pilote de la toute fin des années 1960. Anti-héroïne, la première du genre, Cellulite est la fille d’un châtelain du Moyen Âge. Laide, dénuée d’intelligence et dotée d’un fort mauvais caractère, elle ne dépare pas au milieu de personnages tous animés par des motivations d’une grande bassesse. Loin des clichés romantiques des BD pour adolescentes, Cellulite suscite une sympathie paradoxale, car elle ne se laisse jamais abattre. Bretécher est à l’époque assez proche graphiquement d’une certaine école américaine du daily strip, et en particulier de B.C. de Johnny Hart et du Wizard of Id (du même Hart avec Brant Parker), deux séries qui jouent à la fois sur une grande simplicité graphique et l’exploitation comique d’anachronismes historiques. La liberté croissante qu’offre Pilote dans les années 1970 lui permet de s’éloigner de ce registre pour lancer Salades de saison, pages d’humour qui annoncent Les Frustrés.
Une verve souveraine
En 1972, Claire Bretécher fonde avec Gotlib et Mandryka L’écho des Savanes. Elle y reste un an, le temps de publier plusieurs histoires qui oscillent entre expérimentation ( Le Cordon infernal, qui inspirera en 1986 une pièce chorégraphique au groupe de recherche de l’opéra de Paris) et quelques courts récits d’une inhabituelle noirceur. Viendront ensuite Les Amours écologiques du Bolot occidental, hilarante mise en boîte de l’écologie alors en plein essor pour le mensuel Le Sauvage et surtout Les Frustrés pour Le Nouvel Observateur.
Cette chronique d’un certain microcosme parisien qu’on n’appelle pas encore les bobos rencontre un succès qui ne s’est jamais démenti depuis. La forme presque immuable (le plus souvent une page en noir et blanc), le recours quasi systématique à des dialogues ciselés apparentent ces pages à une sorte de petit théâtre acerbe. La fausse bonne conscience politique, les ravages d’un freudisme mal digéré, les conséquences paradoxales d’une libération sexuelle alors très en vogue sont, semaine après semaine, épinglés avec une verve souveraine. Ce passage en revue systématique des travers de la bourgeoisie libérale de l’époque rencontre le succès jusqu’en 1980, quand Bretécher abandonne ces formes courtes pour des récits découpés en chapitres qui s’organisent autour d’un thème central, qu’il s’agisse de la médecine ( Docteur Ventouse bobologue), de Sainte Thérèse d’avila, de la maternité ( Les Mères), des adolescents (la série des Agrippine, sans doute son personnage le plus célèbre) ou des mères porteuses ( Le Destin de Monique)…
La marque d’une tradition américaine
Ce virage de la parodie historique vers la chronique sociétale porte la marque d’une tradition américaine dont le plus éminent représentant est Jules Feiffer. Ce Juif new-yorkais publie depuis 1956 dans Village Voice, une page remarquable par son économie graphique : des personnages croqués en quelques traits expressifs qui s’expriment dans un décor quasiment inexistant. Le premier à se considérer comme un commentateur politique, Feiffer a mis en scène (et en pièces) tout le personnel politique américain, de Dwight Eisenhower à Bill Clinton. Son influence immense outre-atlantique se retrouve en France chez quelques-uns des grands auteurs d’hara- Kiri, notamment Georges Wolinski qui le publie dans Charlie mensuel. De Feiffer, Bretécher a gardé le sens de l’économie graphique et de l’attitude juste (les multiples croquis préparatoires que nécessite chaque page témoignent de cette recherche constante), mais elle n’a jamais sacrifié à la critique explicite de la classe politique française. Elle préfère épingler des caractères, comme l’avait fait La Bruyère. De ce point de vue, on peut la rapprocher de Sempé quand il met en scène Monsieur Lambert et L’ascension sociale de Monsieur Lambert, deux « romans graphiques » avant l’heure, qui montrent les efforts dérisoires d’un petit-bourgeois pour échapper à sa condition. Sempé est sans doute moins acide, moins âpre que Bretécher (quoique…). Une chose est sûre cependant : praticienne virtuose d’une forme très aboutie de satire dessinée, Bretécher est devenue une référence, bien au-delà du petit monde de la bande dessinée. Sans doute parce que, comme tous les grands humoristes, elle est aussi une moraliste.
Jean-pierre Mercier, conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image