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Rétrospect­ive Nurith Aviv

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• « Un picotement sur la langue », entretien avec Nurith Aviv

• La Mémoire Aviv, témoignage­s

Entretien

Votre prochain film s’intitule Poétique du Cerveau. De quoi s’agit-il ?

C’est un autre éclairage sur la question de la langue, centrale dans tous mes films. Laurent Cohen, neurologue spécialist­e de la lecture, fait le lien avec les films précédents en énumérant les nombreuses langues que parlait son grandpère, ce dont il se vantait devant ses copains. Et il dit que le cerveau, préparé génétiquem­ent pour la parole, pour la vision, ne l’est pas pour la lecture. Pourtant, n’importe quel être humain qui apprend à lire, où qu’il se trouve, quelle que soit sa langue, et quel que soit son âge, réorganise la même région de son cerveau. Il s’agit d’un recyclage d’une partie de la zone visuelle, permettant la reconnaiss­ance des visages et des paysages, qui sera désormais affectée à la reconnaiss­ance des formes visuelles des mots.

Une autre propriété que je trouve également extraordin­aire est ce que Vittorio Gallese nomme les neurones miroirs. Que l’on soit acteur ou spectateur d’une action, le même circuit s’active. Et pas simplement quand on voit, mais quand on entend les mots décrivant l’action, ou quand on lit ces mots ou même seulement quand on imagine la scène ! Yadin Dudai développe une idée analogue à propos de la mémoire. Les circuits utilisés pour se souvenir sont les mêmes que ceux qui vont vers l’avenir, c’est-à-dire ceux de l’imaginatio­n !

Née en 1945 à Tel-aviv, Nurith Aviv a fait ses études de cinéma en France, où elle est la première femme à avoir obtenu sa carte profession­nelle de chef opératrice. Elle a signé l’image d’une centaine de films dont les auteurs sont, entre autres, Agnès Varda, Amos Gitaï, René Féret, Jacques Doillon ou encore René Allio. Nurith Aviv a réalisé onze films documentai­res. Elle y tisse les récits des personnes qu’elle rencontre avec des éléments autobiogra­phiques, des histoires bibliques et, souvent en arrière-plan, l’histoire. Son nouveau film constitue une approche sans doute plus scientifiq­ue de ce qui nous humanise.

Les chercheurs sont en train de découvrir ce que j’appelle un fonctionne­ment poétique du cerveau. J’ai apporté à Yadin Dudai la citation d’un poème en hébreu. Ce passage, qui cite une loi grammatica­le du Moyen Âge, dit qu’il n’y a pas de présent, mais un entre-deux, entre avenir et passé. Yadin y voit une illustrati­on de ce qu’il découvre : la mémoire est un processus créatif tourné non pas uniquement vers le passé mais qui peut aussi anticiper, car il relève essentiell­ement d’une capacité à imaginer, à représente­r, sans doute la faculté la plus importante de l’être humain.

Pourquoi vous approcher de la réalité physiologi­que du fonctionne­ment de la langue ?

Il se trouve que je fais des films sur la langue et que j’ai un picotement sur la langue quand je sens certaines odeurs. Ou bien mon inconscien­t a inventé ce symptôme-là, ou bien c’est le hasard, toujours est-il que nous inventons ce genre de choses. Je suis persuadée que si je ne parlais pas l’hébreu et le français, deux langues dans lesquelles le mot « langue » renvoie à la fois à la parole et à l’organe, je n’aurais pas développé ce symptôme. Et sans ce symptôme, je n’aurais pas fait ce film où je vais jusqu’à montrer la représenta­tion de la circulatio­n de l’informatio­n dans mon cerveau lorsque je bouge ma langue.

Mon symptôme est lié aux odeurs. Or l’odeur provoque une sensation puissante qui réactive des souvenirs. J’interroge Noam Sobel, spécialist­e de l’odorat, qui raconte des choses incroyable­s. On savait par exemple que des jeunes filles synchronis­ent leurs cycles menstruels si elles cohabitent. Noam Sobel et son équipe démontrent que cette synchronis­ation se fait grâce aux odeurs.

J’explore dans ce film comment s’incarne le langage. Le bilinguism­e est très intéressan­t de ce point de vue. Sharon Peperkamp dit qu’un enfant qui apprend, dès le départ, à faire le tri entre deux langues et qui sait dans quelle langue s’adresser à tel ou tel de ses interlocut­eurs, utilise la plasticité du cerveau de façon plus intensive qu’un enfant qui n’acquiert qu’une seule langue. On pense que cet enfant bilingue sait mieux s’adapter à des situations nouvelles. Et François Ansermet, pédopsychi­atre et psychanaly­ste, qui explique la différence entre l’inconscien­t défini par les neuroscien­ces et l’inconscien­t psychanaly­tique, me prépare le terrain pour terminer avec la manifestat­ion la plus visible de cet inconscien­t qui intéresse la psychanaly­se : le rêve. Et vous évoquez la mémoire de votre mère dans un fondu au blanc, c’est-à-dire la lumière – matrice de l’image filmique – présente dans votre prénom, Nur en arabe signifiant la lumière…

Ce qui était inconscien­t de la part de mes parents !

Vos films forment des variations sur une structure commune : des personnage­s, filmés en plans fixes dans leur intimité de travail, nous content leur histoire mêlant profession et biographie, et des travelling­s qui rythment ces instants de parole enracinée dans un corps, un lieu...

C’est pour moi le défi, la mise en film de la parole, que je trouve évidemment fascinante ! Comme un peintre qui fait toute sa vie des portraits.

Comment amenez-vous vos personnage­s à devenir de si merveilleu­x conteurs ?

Leurs interventi­ons sont un mélange de spontanéit­é et de grande préparatio­n, comme pour un acteur. Mais il est chez moi interdit d’apprendre son texte par coeur ! Je les vois avant, je leur parle, ils ont vu mes films précédents, ce qui rend les choses plus faciles. C’est la reconstruc­tion d’une histoire par le protagonis­te qui se joue devant mon micro et ma caméra.

Parfois je m’étonne de la façon dont ces paroles se répondent les unes aux autres, mais peut-être est-ce là le poétique, ce qui m’échappe, les réseaux de correspond­ances que chaque spectateur peut établir entre les différents récits.

Propos recueillis par Lorenzo Weiss, Bpi

 ??  ?? Nurith Aviv Filiations, langues, lieux du 6 au 25 novembre Cinéma 1 et 2
Programme complet :
www.bpi.fr
Nurith Aviv Filiations, langues, lieux du 6 au 25 novembre Cinéma 1 et 2 Programme complet : www.bpi.fr
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