Éclairages
Le Border Art fait le mur, par Anne-laure Amilhat Szary
Une frontière se définit tout autant par sa dimension symbolique que par sa dimension institutionnelle. Elle n’existe en droit, pour délimiter des territoires, que parce qu’on l’a imaginée comme porteuse de ce pouvoir d’ordre et de séparation, et que l’on a continué à nourrir cet imaginaire au cours de l’histoire. La puissance de ce dispositif repose en grande partie sur sa simplicité graphique apparente, celle d’une ligne, à laquelle les cartes modernes ont donné une épaisseur politique. La frontière entre les États-unis et le Mexique que certains appellent la línea, LA ligne par excellence, matérialise une des plus violentes fractures économiques de la planète. Elle sépare en deux une région caractérisée par une grande proximité culturelle et linguistique. Depuis la fin des années 1980, les oeuvres d’art se multiplient de part et d’autre, voire sur cet espace de séparation internationale. Comme si la fermeture géopolitique suscitait cette créativité. Mais cette interprétation préjuge du positionnement militant d’oeuvres qui ne se définissent pas toutes par leur projet politique, et qui accompagnent peut-être, autant qu’elles les dénoncent, les tendances sécuritaires.
Avec plus de 300 millions de passages légaux annuels, la frontière américano-mexicaine est l’une des plus traversées au monde. Paradoxalement, c’est également l’une des plus fermées. Le tiers de ses 3 145 km est hérissé de murs et de barrières, l’ensemble du tracé étant hautement surveillé. C’est là qu’est né le Border Art ou Arte Fronterizo, « l’art de la frontière ».
Les premières années
En 1984, naît le Border Art Workshop/taller de Arte Fronterizo entre San Diego et Tijuana. Le collectif est mieux connu sous son double acronyme, BAW/TAF, qui rend compte de son caractère intrinsèquement transfrontalier et bilingue. Porteur du renouveau d’une expression culturelle hybride, BAW/TAF va accompagner pendant plusieurs décennies les combats politiques qui traversent la frontière, des droits des travailleurs immigrés aux revendications des Chicanos, ainsi que la lutte contre les politiques sécuritaires affectant la région après 2001. Ses membres vont faire basculer les pratiques artistiques, d’interventions sur le paysage vers une mise en question croissante du corps. Mieux que tout autre, c’est Guillermo Gómez-peña qui a incarné cet art de la performance en le diffusant rapidement bien au-delà de la région concernée. Se séparant dès 1990 du BAW/TAF, il se détache des contradictions vécues localement, entre l’ouverture de l’accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) – avec l’espoir intégrationniste qu’il représente – et les premières mesures effectives de fermeture liées à l’opération Gatekeeper. Pour Guillermo Gómez-peña, comme pour la poétesse Gloria Anzaldúa, la frontière, c’est leur corps, ils la portent en eux et n’ont pas besoin du lieu pour l’expérimenter. En dénonçant dès 1991, le fait qu’« au lieu de transformer les marges en centre », l’art de la frontière « amenait le centre aux marges », Gómez-peña tente d’échapper à la tension qui traverse les oeuvres produites sur la ligne de démarcation des États-unis et du Mexique dans les années 1990. Si celles-ci puisent dans le quotidien de la frontière, c’est pour en détourner l’imaginaire. En témoigne l’installation de Richard Lou, Border Door (1988) : une porte doublement inutile, entourée par le vide et ouverte, posée sur la frontière politique. En distribuant les clés de sa porte-installation aux habitants mexicains qui vivent à ses côtés, Richard Lou tente de préserver une possible circulation dans ce qui apparaît comme une dystopie politique. Créé à la même période, le festival trisannuel INSITE témoigne dans ses premières éditions du dynamisme artistique régional, puis il se met à attirer des artistes étrangers, observateurs attentifs de la frontière. En 2001, avec Picturing Paradise, le Brésilien Valeska Soares pose des miroirs sur lesquels sont gravés des extraits de Villes invisibles d’italo Calvino dans le Parc de l’amitié de San Diego, lui-même traversé par le mur. La frontière-miroir qui cache l’autre devient un support pour s’interroger sur soi-même et sur la part d’altérité qui réside en chacun.
Déplacement des frontières
Dans la première décennie du Xxième siècle, les artistes se saisissent de la frontière pour en faire un tremplin politique. Toujours entre San Diego et Tijuana, l’architecte Teddy Cruz organise à partir de 2005 un atelier intitulé Political Equator, qui souligne la profondeur géopolitique de la scène américano-mexicaine dont l’écho se répercute sur d’autres grandes lignes de fracture du monde, matérialisées elles aussi, de plus en plus souvent, par des murs. Dans son intention, cette approche souhaite élargir les références symboliques locales, les tirer vers l’universel. Mais paradoxalement, sur la frontière elle-même, l’art contribue aussi à creuser les inégalités sociales. On voit pendant cette période en effet, côté américain, le lieu d’exposition des oeuvres d’art frontalier se déplacer du Centro de la Raza, lieu culturel chicano du centre-ville, vers le musée d’art contemporain de San Diego situé dans ses quartiers nord huppés. De façon concomitante, côté mexicain, le Centro Cultural Tijuana (Cecut), fondé en 1982 puis étendu et rénové en 2008, participe à cette promotion aux côtés de nombreux lieux alternatifs (comme la Casa del Túnel, lieu d’art dans une maison ayant servi à la contrebande) qui sont peu – voire pas du tout – reliés aux institutions états-uniennes. Dans le même temps, on voit émerger, à Tijuana, de multiples artistes talentueux qui vont s’intéresser à la matérialité infranchissable de la frontière. Leurs oeuvres sont inspirées par des objets environnants. Celles de Jaime Ruiz Otis sont élaborées à partir de composants utilisés dans les usines de la frontière, les maquiladoras. Le nom de l’un des collectifs les plus actifs de cette période est Yonkeart, yonke étant un mot d’argot espagnol pour désigner la casse, c’est-à-dire le lieu du rebut, mais aussi celui des possibles détournements d’usage. À mesure que le gouvernement américain « sécurise » la frontière en la murant, acculant les migrants à tenter des traversées toujours plus risquées, l’art aussi se déplace vers les déserts du Sonora et de l’arizona.
Partager la frontière ?
Les oeuvres les plus récentes sont inspirées par les conditions de vie produites par la frontière. Les corps en jeu ne sont plus uniquement ceux des artistes mais bien ceux de toutes les personnes qui expérimentent la frontière au hasard de leurs vies sacrifiées. L’artiste suisse Ursula Biemann le suggérait déjà dans Performing the Border (1999), essai-vidéo tourné à Juarez sur les conditions de vie et de travail des femmes employées dans des maquiladoras. Les artistes s’intéressent aux traces, aux objets abandonnés sur les routes migratoires par exemple, ou encore aux images virtuelles. Sur cette « frontière des frontières », la dimension électronique du contrôle, croissante, se répercute dans les oeuvres créées. Celles-ci se réclament d’un mouvement de contre-surveillance ou de géographie tactique. Texas Border (2010) de Joana Moll et Heliodoro Santos Sanchez est une installation produite à partir des images retransmises en live par des caméras de surveillance et mises à la disposition des citoyens américains. Ceux-ci peuvent alors, anonymement, signaler toutes tentatives d’intrusion dans le territoire américain. Il peut aussi s’agir de produire des dispositifs fournissant aux migrants des solutions inédites pour leur périple. Création collective, l’application Transborder Immigrant Tool (2009), pensée comme une perturbation artistique, est destinée à aider à s’orienter vers les points d’eau dans le désert. Dans le même temps, les oeuvres s’émancipent de façon renouvelée du lien au territoire transfrontalier. On peut lire sous cet angle la traversée des États-unis réalisée en 2014 par l’artiste mexicain Marcos Ramirez Erre et le photographe états-unien David Taylor. Ils ont suivi le tracé de la première démarcation entre leurs deux pays, avant les pertes territoriales validées en 1848, et ils y ont égrené de pseudo-monuments frontaliers, donnant une consistance mémorielle contemporaine à une frontière qui n’avait en fait jamais eu de réalité historique matérielle. On peut aussi s’amuser de la proposition de Ronald Rael et de Virginia San Fratello. Dans leurs boules de neige, petits globes de verresouvenir, ils imaginent des usages détournés du mur : une façon humoristique de rétablir les équilibres ?
Anne-laure Amilhat Szary, professeure à l’université de Grenoble-alpes / laboratoire PACTE