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Apprendre de ses pairs
Anne Querrien, dans son ouvrage L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ?, fait l’histoire d’une méthode mal connue. D’emblée, elle fait le lien entre les besoins du capitalisme et la progression de la scolarisation. Les écoles de Charité ayant fait la preuve de leur efficacité à transformer en travailleurs les enfants des pauvres secourus, la scolarité est généralisée au Xixème siècle : « En 1819 en Allemagne, en 1825 en Angleterre, en 1843 en France, la présentation d’un certificat de scolarité par les enfants qui veulent travailler devient obligatoire ».
Méthode simultanée ou méthode mutuelle ?
Pour enseigner à des masses importantes d’enfants, il fallait rompre avec les méthodes pédagogiques traditionnelles fondées jusque-là sur la relation individuelle entre maître et élève. Sont alors en compétition la méthode simultanée et la méthode mutuelle. La première, mise au point par les Frères ignorantins pour les enfants des écoles de Charité, sépare les classes en divisions. Le maître fait travailler en lecture ou calcul une des divisions ; pendant ce temps, les autres travaillent l’écriture sous le contrôle du premier rang d’élèves. La seconde, la méthode mutuelle a, entre 1816 et 1830, les faveurs des industriels et des hauts fonctionnaires. En effet, comme les enfants sont tour à tour apprenants et répétiteurs, elle demande moins d’enseignants et moins de temps pour apprendre la lecture et l’écriture que la pédagogie des frères. Dans cette pédagogie, « chacun est aussi actif et plus actif même que s’il était seul », « les ressorts sont les élèves mêmes… en dirigeant, ils se rendent compte à eux-mêmes de ce qu’ils ont appris, c’est-à-dire exécutent réellement l’exercice nécessaire pour bien savoir». C’est en locaux seulement que la méthode est exigeante puisqu’elle rassemble un grand nombre d’enfants dans des groupes qui se font et se défont au fil des séquences de la journée.
Une pédagogie efficace… effacée
Cependant ce n’est pas cette méthode qui va être retenue. La généralisation des écoles normales au début de la IIIE République finit par imposer le modèle adopté dans le département de la Seine1 depuis la fin de la Monarchie de juillet : « division par classes, progression basée sur l’âge », issu de la méthode simultanée. Pourquoi ? Pour Anne Querrien, les raisons ont à voir avec la discipline, la maîtrise des corps et des enfants. Ceux-ci sont les principaux acteurs de la méthode mutuelle, tour à tour apprenants et enseignants. « Le principal grief qui se fait très rapidement jour contre la méthode mutuelle est l’exact pendant des raisons qui la font recommander, et la conserveront d’ailleurs dans l’animation des cours d’adultes, jusqu’à sa répression définitive après la Commune ». Anne Querrien précise : « le sens de la méthode mutuelle est d’abréger de plusieurs années l’instruction primaire, alors que le premier but de l’éducation primaire est précisément de tenir enfermés les enfants des classes populaires avant leur mise au travail. »
Revenir sur des expériences pédagogiques du xixème siècle laissées de côté par l’histoire n’est peut-être pas inutile alors que l’on parle beaucoup des apprentissages entre pairs.
Le département de la Seine correspondait aux départements actuels : Paris, Hauts-de-seine, Seine-saint-denis et Val-de-marne
Apprendre en situation Dans Le Maître ignorant, Jacques Rancière revient sur l’itinéraire de Joseph Jacotot (1770-1840). Cet enseignant qui a participé à la Révolution française s’exile en Belgique au retour des Bourbons. Il y enseigne en français. Au parterre d’étudiants qui, ignorant cette langue, se presse cependant pour l’écouter, il donne à lire une édition bilingue du Télémaque de Fénelon. Sa consigne : « apprendre le texte français en s’aidant de la traduction ». « Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de se contenter de lire le reste pour être à même de le raconter… Il demanda aux étudiants ainsi préparés d’écrire en français ce qu’ils pensaient de tout ce qu’ils avaient lu. Il s’attendait à d’affreux barbarismes… » et fut le premier surpris du résultat.
L’égalité des intelligences
À partir de cette expérience, Joseph Jacotot remet en cause sa manière d’enseigner et en particulier ce qu’il appelle « l’ordre explicateur ». Il montre que ce positionnement : le maître sachant, l’élève ignorant, creuse l’écart entre celui qui sait et celui qui apprend. Il préconise de donner aux élèves les moyens d’agir pour apprendre une langue étrangère, « en observant et en retenant, en répétant et en vérifiant », en rapportant ce qu’on cherche à connaître à ce qu’on connaît déjà, comme chacun de nous a appris sa propre langue. Ce qu’il découvre à travers cette expérience, c’est l’égalité des intelligences. C’est cette découverte qu’il s’efforce de faire partager sous le nom « d’enseignement universel ». Jacques Rancière commente : « L’égalité des intelligences est le lien commun du genre humain, la condition nécessaire et suffisante pour qu’une société d’hommes existe. » Mais proclamer l’égalité des intelligences est subversif et se heurte à « la société du mépris » : « Si l’on proclame l’égalité des intelligences, comment les femmes obéiront-elles encore à leurs maris et les administrés à leurs administrateurs ? », s’exclame un académicien adversaire de Joseph Jacotot. Pourtant, le projet de Joseph Jacotot n’est pas proprement politique, il ne s’attend pas à ce que sa méthode soit reprise par un parti politique. Son objectif n’est pas non plus de faire des savants. Son but est de convaincre les parents qu’ils peuvent « enseigner » à leurs enfants des savoirs qu’eux-mêmes ignorent. Les enfants apprennent par eux-mêmes, en situation, et ce faisant, s’émancipent. Jacques Rancière souligne combien la démarche de Joseph Jacotot s’oppose à celle « des hommes de progrès » de son temps qui ont misé sur l’instruction. Il rappelle comment, à côté de l’histoire de l’instruction dispensée par l’école à tous les citoyens, s’écrit celle du pouvoir des savants : « l’université et son baccalauréat qui ne contrôlaient que l’accès à quelques professions, quelques milliers d’avocats, de médecins et d’universitaires » au début du Xixème siècle, s’emparent peu à peu de l’ensemble des chemins autorisés du savoir et construisent « la société pédagogisée » qui est devenue la nôtre. « Ce qu’il fallait surtout empêcher », écrit Jacques Rancière, « c’était que les pauvres sachent qu’ils pouvaient s’instruire par leurs propres capacités […]. Et la meilleure chose à faire pour cela, c’était de les instruire, c’est-à-dire de leur donner la mesure de leur incapacité. Partout on ouvrait des écoles, nulle part on ne voulait annoncer la possibilité d’apprendre sans maître explicateur. »
À lire :
• Anne Querrien L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ?
Les Empêcheurs de penser en rond, 2005 37(44) QUE
• Jacques Rancière Le Maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle Fayard, 2003 371.4 RAN
• « L’actualité du Maître ignorant : entretien avec Jacques Rancière, réalisé par Andréa Benvenuto, Laurence Cornu et Patrice Vermeren à Paris le vendredi 24 janvier 2003 », Le Télémaque, 2005, n° 27 Consultable sur Cairn info