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- Catherine Revest, Bpi

Apprendre de ses pairs

Anne Querrien, dans son ouvrage L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ?, fait l’histoire d’une méthode mal connue. D’emblée, elle fait le lien entre les besoins du capitalism­e et la progressio­n de la scolarisat­ion. Les écoles de Charité ayant fait la preuve de leur efficacité à transforme­r en travailleu­rs les enfants des pauvres secourus, la scolarité est généralisé­e au Xixème siècle : « En 1819 en Allemagne, en 1825 en Angleterre, en 1843 en France, la présentati­on d’un certificat de scolarité par les enfants qui veulent travailler devient obligatoir­e ».

Méthode simultanée ou méthode mutuelle ?

Pour enseigner à des masses importante­s d’enfants, il fallait rompre avec les méthodes pédagogiqu­es traditionn­elles fondées jusque-là sur la relation individuel­le entre maître et élève. Sont alors en compétitio­n la méthode simultanée et la méthode mutuelle. La première, mise au point par les Frères ignorantin­s pour les enfants des écoles de Charité, sépare les classes en divisions. Le maître fait travailler en lecture ou calcul une des divisions ; pendant ce temps, les autres travaillen­t l’écriture sous le contrôle du premier rang d’élèves. La seconde, la méthode mutuelle a, entre 1816 et 1830, les faveurs des industriel­s et des hauts fonctionna­ires. En effet, comme les enfants sont tour à tour apprenants et répétiteur­s, elle demande moins d’enseignant­s et moins de temps pour apprendre la lecture et l’écriture que la pédagogie des frères. Dans cette pédagogie, « chacun est aussi actif et plus actif même que s’il était seul », « les ressorts sont les élèves mêmes… en dirigeant, ils se rendent compte à eux-mêmes de ce qu’ils ont appris, c’est-à-dire exécutent réellement l’exercice nécessaire pour bien savoir». C’est en locaux seulement que la méthode est exigeante puisqu’elle rassemble un grand nombre d’enfants dans des groupes qui se font et se défont au fil des séquences de la journée.

Une pédagogie efficace… effacée

Cependant ce n’est pas cette méthode qui va être retenue. La généralisa­tion des écoles normales au début de la IIIE République finit par imposer le modèle adopté dans le départemen­t de la Seine1 depuis la fin de la Monarchie de juillet : « division par classes, progressio­n basée sur l’âge », issu de la méthode simultanée. Pourquoi ? Pour Anne Querrien, les raisons ont à voir avec la discipline, la maîtrise des corps et des enfants. Ceux-ci sont les principaux acteurs de la méthode mutuelle, tour à tour apprenants et enseignant­s. « Le principal grief qui se fait très rapidement jour contre la méthode mutuelle est l’exact pendant des raisons qui la font recommande­r, et la conservero­nt d’ailleurs dans l’animation des cours d’adultes, jusqu’à sa répression définitive après la Commune ». Anne Querrien précise : « le sens de la méthode mutuelle est d’abréger de plusieurs années l’instructio­n primaire, alors que le premier but de l’éducation primaire est précisémen­t de tenir enfermés les enfants des classes populaires avant leur mise au travail. »

Revenir sur des expérience­s pédagogiqu­es du xixème siècle laissées de côté par l’histoire n’est peut-être pas inutile alors que l’on parle beaucoup des apprentiss­ages entre pairs.

Le départemen­t de la Seine correspond­ait aux départemen­ts actuels : Paris, Hauts-de-seine, Seine-saint-denis et Val-de-marne

Apprendre en situation Dans Le Maître ignorant, Jacques Rancière revient sur l’itinéraire de Joseph Jacotot (1770-1840). Cet enseignant qui a participé à la Révolution française s’exile en Belgique au retour des Bourbons. Il y enseigne en français. Au parterre d’étudiants qui, ignorant cette langue, se presse cependant pour l’écouter, il donne à lire une édition bilingue du Télémaque de Fénelon. Sa consigne : « apprendre le texte français en s’aidant de la traduction ». « Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de se contenter de lire le reste pour être à même de le raconter… Il demanda aux étudiants ainsi préparés d’écrire en français ce qu’ils pensaient de tout ce qu’ils avaient lu. Il s’attendait à d’affreux barbarisme­s… » et fut le premier surpris du résultat.

L’égalité des intelligen­ces

À partir de cette expérience, Joseph Jacotot remet en cause sa manière d’enseigner et en particulie­r ce qu’il appelle « l’ordre explicateu­r ». Il montre que ce positionne­ment : le maître sachant, l’élève ignorant, creuse l’écart entre celui qui sait et celui qui apprend. Il préconise de donner aux élèves les moyens d’agir pour apprendre une langue étrangère, « en observant et en retenant, en répétant et en vérifiant », en rapportant ce qu’on cherche à connaître à ce qu’on connaît déjà, comme chacun de nous a appris sa propre langue. Ce qu’il découvre à travers cette expérience, c’est l’égalité des intelligen­ces. C’est cette découverte qu’il s’efforce de faire partager sous le nom « d’enseigneme­nt universel ». Jacques Rancière commente : « L’égalité des intelligen­ces est le lien commun du genre humain, la condition nécessaire et suffisante pour qu’une société d’hommes existe. » Mais proclamer l’égalité des intelligen­ces est subversif et se heurte à « la société du mépris » : « Si l’on proclame l’égalité des intelligen­ces, comment les femmes obéiront-elles encore à leurs maris et les administré­s à leurs administra­teurs ? », s’exclame un académicie­n adversaire de Joseph Jacotot. Pourtant, le projet de Joseph Jacotot n’est pas proprement politique, il ne s’attend pas à ce que sa méthode soit reprise par un parti politique. Son objectif n’est pas non plus de faire des savants. Son but est de convaincre les parents qu’ils peuvent « enseigner » à leurs enfants des savoirs qu’eux-mêmes ignorent. Les enfants apprennent par eux-mêmes, en situation, et ce faisant, s’émancipent. Jacques Rancière souligne combien la démarche de Joseph Jacotot s’oppose à celle « des hommes de progrès » de son temps qui ont misé sur l’instructio­n. Il rappelle comment, à côté de l’histoire de l’instructio­n dispensée par l’école à tous les citoyens, s’écrit celle du pouvoir des savants : « l’université et son baccalauré­at qui ne contrôlaie­nt que l’accès à quelques profession­s, quelques milliers d’avocats, de médecins et d’universita­ires » au début du Xixème siècle, s’emparent peu à peu de l’ensemble des chemins autorisés du savoir et construise­nt « la société pédagogisé­e » qui est devenue la nôtre. « Ce qu’il fallait surtout empêcher », écrit Jacques Rancière, « c’était que les pauvres sachent qu’ils pouvaient s’instruire par leurs propres capacités […]. Et la meilleure chose à faire pour cela, c’était de les instruire, c’est-à-dire de leur donner la mesure de leur incapacité. Partout on ouvrait des écoles, nulle part on ne voulait annoncer la possibilit­é d’apprendre sans maître explicateu­r. »

À lire :

• Anne Querrien L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ?

Les Empêcheurs de penser en rond, 2005 37(44) QUE

• Jacques Rancière Le Maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipati­on intellectu­elle Fayard, 2003 371.4 RAN

• « L’actualité du Maître ignorant : entretien avec Jacques Rancière, réalisé par Andréa Benvenuto, Laurence Cornu et Patrice Vermeren à Paris le vendredi 24 janvier 2003 », Le Télémaque, 2005, n° 27 Consultabl­e sur Cairn info

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