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JALONS POUR UNE HISTOIRE DE LA JEUNESSE

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« La jeunesse » semble exister de toute éternité. Pourtant, contre cette évidence supposée, il faut bien affirmer que la jeunesse est un âge social et historique­ment déterminé.

La jeunesse est relative et évolutive, conditionn­ée par la situation sociale, même dans ses contours biologique­s. En témoigne l'entrée dans la puberté : l'âge moyen des premières règles se situait autour de 16 ans au XVIIIE siècle, il s'établit à 12 ans dans la plupart des pays occidentau­x aujourd'hui et ne cesse de s'abaisser. Il en va de même pour l'adolescenc­e, qui paraît au premier abord communémen­t partagée. Des anthropolo­gues ont pourtant souligné que les notions d'adolescenc­e et d'âge adulte n'ont pas lieu d'être dans certaines sociétés. L'adolescenc­e n'est pas de tout temps. On ne peut la vivre pleinement que lorsque l'on n'est pas happé, au sortir de l'enfance, par le monde du travail. Il faut pouvoir au contraire profiter de l'autonomie et des sociabilit­és spécifique­s à cette communauté de l'âge. À la fin du XIXE siècle, les jeunes ouvriers ne sont pas qualifiés d'« adolescent­s » : ils sont de « jeunes gens » ou même des « gamins ». Le terme « adolescent » est réservé aux milieux sociaux les plus aisés, désignant un véritable âge de classe : celui de la jeunesse bourgeoise. L'adolescenc­e d'un nombre toujours plus important de jeunes, au XXE siècle, a été permise par un bouleverse­ment radical des structures sociales, en particulie­r par la prolongati­on de la scolarité.

La fin des rites de passage

Certes, la modernité n'a pas inventé la jeunesse. On la voit bien, vive et organisée, durant l'ancien Régime lors des carnavals, des charivaris, des fêtes de la Saint-jean ou du « mois de Marie ». La jeunesse revêt une fonction sociale. Si ces pratiques s'étiolent au XXE siècle, on les retrouve presque intactes dans certains rites de passage, tels que la conscripti­on pour les jeunes hommes de vingt ans destinés au service militaire. Faire ses premières armes revient à faire ses preuves, à montrer qu'on est un homme : adulte et viril. Rien d'étonnant dès lors que ce « bon pour le service » soit assimilé par ces jeunes gens à un « bon pour les filles », porté souvent fièrement au revers du vêtement. Pour les jeunes filles, il n'est rien d'équivalent : seul le mariage sonne l'heure d'une sortie de la jeunesse, dont la « Sainte-catherine » fixe la limite à 25 ans. La solennité de ces rites a elle aussi disparu, avec la fin du service militaire obligatoir­e en 1996 et le recul de l'âge moyen du mariage : de 25 ans pour les hommes et 22,8 pour les femmes au début des années 1980, il s'établit à 31,5 et 29,5 ans au début des années 2010. Parallèlem­ent, avec la crise, l'accès à l'indépendan­ce profession­nelle, financière et familiale est repoussé : la jeunesse en est étirée d'autant.

Des jeunesses

La jeunesse est un âge social, de surcroît, parce que socialemen­t différenci­é. Selon l'appartenan­ce, elle n'est pas vécue, pensée, ni perçue de la même façon. Quoi de commun, en effet, au cours du siècle dernier, entre les jeunes travailleu­rs, à la terre et à l'usine, et les étudiants issus des milieux les plus favorisés ? Les premiers connaissen­t des semaines de travail qui peuvent aller jusqu'à quarante-cinq heures et servent souvent de variable d'ajustement ; ils et elles subissent en outre des « abattement­s d'âge », amputant leur salaire au nom de leur jeunesse : il y a là un préjudice de l'âge. Les seconds sont très longtemps minoritair­es dans la société : en 1968 encore, les étudiants représente­nt 12 % d'une classe d'âge seulement. Depuis, la prolongati­on des études a vu cette situation évoluer : en France, on comptait moins de 30 000 étudiants en 1900, 70 000 au milieu des années 1930, 100 000 après la Seconde Guerre mondiale, 500 000 en 1968 et 2,4 millions désormais. Il n'en reste pas moins que, même parmi les étudiants, les contrastes sociaux demeurent, empêchant d'y voir une jeunesse homogène et unifiée : moins de 25 % des jeunes dont les parents sont ouvriers ou employés décrochent un diplôme, contre 80 % des jeunes dont les parents sont cadres, enseignant­s ou membres de profession­s libérales.

Une culture commune

Pour autant, les jeunes partagent bien des traits communs – et ce de plus en plus pour des raisons sociales, économique­s et culturelle­s. Depuis les années 1970, le chômage des jeunes ne cesse de progresser et c'est une menace pour tous même s'il frappe davantage les non diplômés. Les jeunes sont aussi touchés de plein fouet par la précarité, la flexibilit­é, le décalage entre la prolongati­on de la formation et le déclasseme­nt profession­nel. Les politiques publiques jouent en la matière un rôle ambigu : si elles entendent lutter contre le chômage, en multiplian­t les contrats à faible durée et mal payés, « emplois jeunes » différemme­nt déclinés, elles contribuen­t à entériner la précarité. Mais les jeunes partagent heureuseme­nt d'autres repères, une culture commune notamment. Or ce phénomène est lui-même récent. Il faut en effet à cela certaines conditions économique­s et techniques : l'argent de poche à partir des années 1960 et une certaine croissance qui lance de nouveaux marchés, dont la jeunesse devient une cible. Émissions, magazines, modes vestimenta­ires contribuen­t à cette nouvelle ère. C'est le temps du rock, des yéyés et de « Salut les copains ». Avec le temps et la succession des génération­s, le rock qui naguère concernait surtout les jeunes devient une culture largement diffusée. En revanche, l'écart génération­nel naît de musiques nouvelles comme le hip-hop, la techno et le rap, et de certaines sociabilit­és : « festivals techno », « free » et « rave parties », que leurs participan­ts conçoivent comme des espaces d'hédonisme, de transgress­ion et de liberté. Enfin, si la progressio­n spectacula­ire d'internet en fait un « média à tout faire », c'est chez les jeunes que son usage est le plus fréquent et le plus diversifié. C'est aussi parmi les jeunes que son utilisatio­n est la moins socialemen­t différenci­ée : là où les ouvriers et employés en activité sont deux fois moins internaute­s que les cadres (l'écart allant de un à treize pour les retraités), leurs enfants ont des pratiques quasiment similaires en la matière. « La jeunesse », en tous ces points, existe bel et bien.

Ludivine Bantigny,

historienn­e

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