Balises

LA PELUCHE

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Il suffit de regarder la physionomi­e de ce singe pour savoir qu'il n'est pas un jouet ordinaire, un joyeux clown de cirque. La sagesse et une triste résignatio­n émanant de son visage ne m'attiraient pas quand, enfant, je rendais visite à mes grandspare­nts. Pourtant il s'agit d'un héros qui a sauvé ma famille. On a caché dans ses entrailles les diamants de ma grand-mère lorsqu'elle a quitté en panique, avec son mari et deux fils, Oczeretna – un village en Ukraine. C'était en octobre 1917 – la révolution bolcheviqu­e venait d'éclater. Protégé dans les bras du petit Olgierd, le singe est arrivé à Varsovie où il a permis l'installati­on des évadés.

Le garçonnet a gardé sa mascotte… Pendant la Seconde Guerre mondiale, Olgierd, désormais adulte, s'est retrouvé dans un camp de travail en Bavière. Comme il était déjà un chercheur doué, parlant couramment leur langue, les Allemands l'ont intégré à un laboratoir­e. En 1945, il n'est pas rentré en Pologne. Dans une lettre, il informait ses parents avoir gagné un concours lui assurant une bourse de trois ans aux ÉtatsUnis. Il envisageai­t alors de revenir plus tard à Varsovie pour y fonder une école moderne de chimie, y emmener une femme aimée qui « serait heureuse d'être leur belle-fille ». Sa lettre a été précédée par un télégramme faisant part de sa mort par empoisonne­ment. C'était l'époque du rideau de fer, une enquête concernant les conditions de la mort de mon jeune oncle n'était pas possible, la présence de ses proches aux obsèques, exclue. Brusquemen­t, le singe a changé de statut. Il est devenu le témoin sacré de la courte existence de son propriétai­re.

Après des années, le singe a retrouvé une compagnie en la personne de Witold, mon père. Il égayait sa solitude de retraité, redevenant un objet d'intérêt pour les rares visiteurs. À la disparitio­n de Witold, la peluche héroïque s'est trouvée contrainte à une nouvelle émigration, cette fois-ci vers Paris. Le singe a quitté la Pologne dans mon sac, clandestin­ement, sans papiers. La loi interdisai­t de sortir sans autorisati­on des objets produits avant 1945. Même à Paris, le singe n'a pas trouvé la paix. Une amie anglaise a essayé de me persuader de le vendre à un prix faramineux. Vainement. Une autre attaque est venue d'un biologiste intéressé par son ADN… Rempli d'un foin issu des terres fertiles d'ukraine, antérieur à la catastroph­e agricole provoquée par Staline, le singe risquait ainsi d'être, encore une fois, éventré. Le singe et moi, nous sommes les derniers descendant­s de la famille. Nous nous préparons au retour à Varsovie. Et par mon testament, il sera légué au musée de l'émigration à Gdynia, où enfin il sera tranquille.

Complément :

Bouleversé par cette histoire, un lecteur a entrepris des recherches. Il a commencé par l'examen du corps de l'animal. Une boucle d'oreille invisible a attiré son attention. Ce singe appartient à l'aristocrat­ie des jouets en tissu. Il a vu le jour à Giengen an der Brenz, en Allemagne, dans la première et la plus renommée des fabriques de peluches du monde. La fondatrice, M. Steiff, a décidé de protéger sa marque en accrochant une étiquette en tissu à l'oreille de chaque peluche… Ainsi ai-je appris que la vie nomade du brave singe avait déjà commencé quand, transporté de son lieu de naissance au magasin de Kiev, il fut choisi par mes grands-parents.

Elżbieta Neyman

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