Balises

LE BOIS DES ÉPAVES

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À Lampedusa, île épicentre des tragédies migrantes en Méditerran­ée, la mer rejette à la côte des rebuts matériels et des rebuts humains qui y poursuiven­t un dialogue englouti.

Sur l'île, les morts sont déposés et triés dans un local de médecine légale ; les survivants sont rassemblés et triés dans un centre dit d'accueil ; les objets perdus et les barques naufragées sont stockés sur un terrain vague, que l'usage a fini par nommer « le cimetière des bateaux ». Les îliens vivent, dans un grand désarroi, ces drames de la migration depuis plusieurs décennies.

Un menuisier de l'île a commencé un jour à ramasser les planches des barques abandonnée­s pour en faire de petites croix de bois : « J'ai eu l'idée d'utiliser le bois des épaves de la décharge pour tailler une croix comme symbole de ce qu'on ne voulait pas faire voir ». Lors de la visite apostoliqu­e du pape François sur l'île, en juillet 2013, le même menuisier a taillé les objets du culte, dont une croix pastorale faite du bois des épaves. Cette symbolique de la croix, au-delà de sa significat­ion religieuse, porte ici le sens universel de la souffrance de tous : pour l'artisan, elle symbolise la vie et parle de renaissanc­e.

Le bois des épaves sert aussi une forme de protestati­on civile qui s'efforce de conserver les traces des migrants passés par l'île, disparus ou survivants. Le collectif militant Askavusa (piedsnus, en dialecte sicilien) a créé Porto M, un lieu d'exposition informel des objets de migrants retrouvés au fil des années sur les côtes de l'île : des gourdes, des sachets de thé, des chaussures, des gilets de sauvetage, des corans et des bibles, des cassettes de musique, des lettres et des photos, etc. Ces objets parlent de vies perdues et portent la mémoire de ceux qui ont tenté le passage. La façade de ce lieu a été comme transformé­e symbolique­ment en barque, grâce aux planches multicolor­es des épaves qui la recouvrent.

Dans les efforts de ces veilleurs de mémoire, les migrants sont absents, disparus en mer ou errants sur les routes européenne­s. Quelque chose s'est passé cependant, à l'autre bout de l'europe, qui a transfigur­é le bois des épaves en objet de vie et ainsi bouclé une boucle symbolique. À Berlin en 2013, cinq jeunes réfugiés d'origine africaine, débarqués à Lampedusa en 2011, ont croisé la route d'un jeune architecte allemand : dans le centre artistique Schlesisch­e 27, où sont accueillis des sans-abris, celui-ci devait les aider à fabriquer des meubles pour la pièce qui leur était allouée. Comprenant que le plus important pour eux allait être de trouver un travail et de commencer une intégratio­n sociale, lui et une de ses collègues ont entrepris avec eux de créer une entreprise solidaire de formation profession­nelle et de fabricatio­n de meubles, Refugees Company for Crafts and Design, appelée aussi Cucula (en langue haoussa : faire ensemble, prendre soin les uns des autres).

Dans une série limitée de chaises, considérée­s comme des « ambassadri­ces » de l'histoire de ces migrants, sont intégrés des morceaux de bois provenant des épaves de Lampedusa. L'un des cinq apprentis menuisiers le dit ainsi : « Cette chaise raconte mon histoire. Comme moi, ce bois est passé par Lampedusa. Ce bois provient des épaves échouées sur l'île de Lampedusa. Et c'est mon histoire ».

Évelyne Ritaine

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