LES TIGES DE FER
15 octobre 2007, Calais. Près de la Cabina où les repas sont distribués à midi, le terrain ressemble à un champ de mines. Il témoigne de ce que le monde dans son entier sait déjà : un terrain de vieux goudron, traversé par des rails de fer qui se perdent dans les herbes folles, le sol jonché de clous, comme un tapis de fakir ; des vêtements qui traînent, et s'empilent et s'entassent et pourrissent ; une rigole d'eau saumâtre dans un contrefort de béton, près de l'unique point d'eau, et dans laquelle croupissent de vieilles chaussures, cannettes de bières, vieux rasoirs, brosses à dents, tubes de dentifrice, cadavres de rats, restes de repas que se disputent incessamment les mouettes, avec des cris de damnées.
Le soleil brille, le ciel est bleu, bleu-non fuyant. Ce ciel procurerait un sentiment de quiétude s'il n'y avait une masse sombre, le beffroi de la mairie de Calais. Et sous l'autorité de cette figure, à la périphérie des regards, des foyers partout. Des feux.
Il fait froid. J'imagine que, naturellement, ces foyers sont là pour dispenser un minimum de chaleur. Je m'approche doucement car beaucoup des personnes présentes viennent d'arriver. Nous ne nous connaissons pas, et la caméra, que je porte serrée contre moi, attire des regards de méfiance, des regards anxieux. Ma présence est tolérée cependant et on ne me demande pas de partir. Parmi les personnes nouvelles, d'autres présentes depuis bien plus longtemps me reconnaissent, et me saluent amicalement. Je peux rester là, partager un peu de cette chaleur bienvenue. Très vite, dans les feux, je vois des sortes de tiges de fer. Plusieurs tiges de fer, chacune composée de deux autres tiges de fer entrelacées, tressées, et longues d'environ vingt centimètres. L'extrémité de ces tiges est plongée dans les braises. De temps à autre, à tour de rôle, une des personnes présentes plonge un peu plus profondément une des barres de fer dans les foyers ; une autre encore la retire prestement de son fourreau de braise comme si elle vérifiait quelque chose. À l'extrémité de ces tiges, un clou, une vis, un morceau de métal sont solidement ficelés, brûlants, chauffés à blanc… et le rouge du métal s'allie alors au blanc de quelques nuages, pauvrement accrochés sur un fond bleu. Et puis, se passant tour à tour ces instruments, je vois les personnes autour de moi, glisser à petits coups rapides, à intervalles réguliers, leurs doigts sur le fer, sur les vis. Je vois les striures de la vis apparaître peu à peu sur les doigts, marquer les doigts, tatouer les doigts de petites rainures blanches, horizontales ou verticales. À cet endroit, la peau, autrefois couleur de cuivre, devient soudainement plus claire et montre une multitude de codes-barres sur la surface des doigts, la paume de la main. Une odeur de chair brûlée monte en colonne. De temps à autre, le geste devient plus rapide, vif, brusque, afin d'arracher à la douleur le doigt resté trop longtemps sur le fer. La morsure est alors plus profonde, de la peau reste parfois collée…
Le système Eurodac en Europe est un fichier qui recense les empreintes digitales de l'ensemble des migrants. À celui dont les empreintes ont été prises dans tel ou tel pays de l'union européenne, il ne sera alors plus possible d'aller nulle part ailleurs. Il ne lui sera plus possible de demander l'asile dans un pays de l'union, autre que celui où les empreintes ont été prises. Se brûler les empreintes digitales, opération à renouveler tous les trois jours, devient une des tâches quotidiennes à accomplir pour celui qui veut gagner l'angleterre.
Sylvain George