LE BEAT HOTEL : COUPEZ LES LIGNES-MOTS !
Précurseurs des mouvements hippie, punk et techno, les artistes de la Beat Generation ont produit leurs oeuvres les plus radicales dans un mythique et miteux hôtel parisien.
Paris, Académie française, avril 1974. Interviewé pour l'émission « Ouvrez les guillemets » de Bernard Pivot, William S. Burroughs nasille dans un français aussi haché que ses célèbres cut-ups : « j'étais ici 1959 et je n'avais rien de spécial à dire en ce temps, maintenant non plus. Rien n'est historique ».
En ce milieu des années 1970 imbibées de contre-culture, cette séquence résume bien l'état d'esprit du cercle d'amis formé par Allen Ginsberg, Jack Kerouac, William S. Burroughs, Gregory Corso, Peter Orlovsky, Brion Gysin, Neal Cassady et bien d'autres. Étiquetés « écrivains Beat Generation » par les médias, suite au succès mondial du poème Howl de Ginsberg (1956), du roman Sur la route (1957) de Kerouac et du cauchemardesque Festin nu de Burroughs (1959), ils ne revendiquent rien, si ce n'est la liberté de jouir sans entrave.
Hôtel de classe 13
Vingt ans plus tôt, nombre d'entre eux ont entamé une longue quête de dérèglement moral, mystique et linguistique en Europe, au Maroc et en Inde, en réaction au consumérisme et au puritanisme de la société états-unienne. Burroughs fuit notamment les Amériques après avoir tué sa femme au Mexique en jouant à Guillaume Tell avec elle. Tous goûtent à l'ivresse du voyage, des drogues et de sexualités indéfinissables mais paradoxalement pétries de misogynie. De 1958 à 1963, un hôtel sans nom devient leur port d'attache et laboratoire artistique. Situé au 9 rue Gît-le-coeur dans le sixième arrondissement de Paris, c'est un établissement insalubre de classe 13, la plus basse. Il est peuplé d'expatriés sans le sou, tels le poète sud-africain Sinclair Beiles et le photographe Harold Chapman. Paris est alors davantage préoccupé par les attentats liés à la guerre d'algérie que par les petits dealers et la bohême du Quartier latin. L'existentialisme et le jazz y font fureur. Les Beats ont lu Proust, Rimbaud, Baudelaire et les Surréalistes. Ils vénèrent Voyage au bout de la nuit de Céline, qu'ils rencontrent.
Mots d’aujourd’hui pour libération d’hier
La critique a longtemps présenté la Beat Generation comme un mouvement d'écrivains. Ses membres sont pourtant souvent des artistes multimédias, même si ce terme n'existait pas à l'époque. Ils sont de véritables DJS du mot, de l'image et du son, vingt ans avant le sampling hip-hop et techno.
À Paris, ils intensifient les expérimentations collectives commencées à Tanger. En 1957, Kerouac et Ginsberg y visitent Burroughs pour organiser les bribes de textes que celui-ci tape à la machine. Chacun a sa vision du langage. Pour Ginsberg, la poésie est un acte d'amour à déclamer d'un long et unique souffle. Pour Kerouac, l'inspiration spontanée est un don divin qu'il serait sacrilège de modifier : en témoignent les 37 mètres du rouleau manuscrit de Sur la route. Pour Burroughs, le langage est un virus à exterminer, tout comme les autres formes de contrôle : l'état, la drogue, l'amour…