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LA CONDITION ANIMALE

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Sujet d’actualité et de débats passionnés, la condition

animale oppose depuis des siècles deux traditions philosophi­ques, dont découlent un statut et des droits pour les animaux diamétrale­ment différents. La philosophe Florence Burgat retrace les éléments du débat et plaide

pour que la sensibilit­é animale soit enfin complèteme­nt

reconnue.

À la faveur de récents scandales médiatisés, la condition animale est entrée dans le débat public. Grâce aux informatio­ns délivrées sur la détention, les mutilation­s et la mise à mort des animaux, chacun est invité à réfléchir à ses habitudes de consommati­on, desquelles dépendent la pérennisat­ion ou le déclin de certaines activités. Depuis quelques années en effet, articles de fond et enquêtes sont consacrés aux usages, le plus souvent meurtriers, auxquels les animaux sont légalement soumis, dans les élevages, les abattoirs, les laboratoir­es, mais aussi sur les terrains de chasse et les zones de pêche, dans les arènes… Il faut ajouter à ces usages plusieurs formes de captivité qui soit précèdent la mise à mort, soit constituen­t l'unique horizon des animaux : zoos, cirques, delphinari­ums, aquariums, élevages, animalerie­s… Un constat s'impose avant toute analyse : jamais l'humanité n'a fait autant et en si grand nombre souffrir les animaux qu'aujourd'hui, que ceux-ci soient domestique­s, tenus en captivité ou sauvages, alors que nos connaissan­ces sur leurs dispositio­ns biologique­s et psychologi­ques n'ont jamais été aussi précises et aussi dissuasive­s. Enfin, jamais l'humanité n'a eu si peu besoin des animaux pour sa survie ou même son développem­ent. Tel est le paradoxe de notre époque.

Une controvers­e ancienne

La controvers­e, c'est-à-dire la dispute argumentée, concernant le statut des animaux est aussi ancienne que la philosophi­e, qui n'a pas attendu l'industrial­isation du traitement des animaux pour s'interroger sur la légitimité de leur appropriat­ion violente, notamment pour en déguster la chair. (La mise à mort d'animaux dans des situations de survie alimentair­e ou de légitime défense n'est pas ici en cause.) Dès l'antiquité grecque, partisans des droits des animaux et partisans de leur exclusion de tout droit et de toute considérat­ion morale s'affrontent. Quels sont les arguments en présence ?

La prééminenc­e de l'homme

D'un côté, les stoïciens ( IVE siècle av. J.-C. - IIE siècle apr. J.-C.), comme les épicuriens ( IVE siècle av. J.-C.), estiment que s'il est vrai que les animaux ont le souci d'eux-mêmes, que manifesten­t la fuite de ce qui nuit à leur existence et la recherche de ce qui concourt à leur épanouisse­ment, et qu'ils ont donc de ce fait conscience d'eux-mêmes, il ne s'agit que de dispositio­ns naturelles qui ne doivent rien à une quelconque intelligen­ce. Les mêmes conduites s'expliquera­ient pour l'homme par l'intelligen­ce, pour les animaux par la nature. Stoïciens et épicuriens excluent les animaux de la sphère de la considérat­ion morale et rejettent l'idée que les hommes doivent se comporter avec justice à leur égard. Cette perspectiv­e continue de nourrir la position de l'« humanisme juridique », selon laquelle seuls les hommes ont des droits, tandis que les animaux sont déclarés disponible­s pour tous les usages possibles. La sensibilit­é des animaux, le fait qu'ils aient un intérêt à ne pas être maltraités, enfermés, mutilés ou tués, et qu'ils tendent, comme les humains, à persévérer dans leur existence, n'est pas prise en compte.

L'animal-machine

Il revient à René Descartes ( XVIIE siècle) d'avoir fourni à cette perspectiv­e — et pour longtemps — sa plus forte assise, en assimilant les animaux à des machines. Si l'animal est une machine qui ne sent rien, aucun problème moral n'est en effet posé par son exploitati­on violente. Descartes prend pour point de départ le dualisme des substances : il n'existe que deux substances — la pensante et l'étendue —, parfaiteme­nt hétérogène­s l'une à l'autre, si l'on excepte le cas particulie­r de l'homme dans lequel une âme (substance pensante) est jointe à un corps (substance étendue). Dans la conception cartésienn­e, les animaux relèvent entièremen­t de la substance étendue, de sorte que la douleur, la joie, bref, l'ensemble des sensations et des émotions, décelables dans leur comporteme­nt, sont explicable­s par les seules lois qui régissent la matière. Les mouvements de douleur chez les animaux deviennent, dans le système cartésien comme dans l'esprit de nombreux scientifiq­ues contempora­ins, des réactions machinales, non senties, non vécues par eux. Cette conception s'est répercutée dans le droit, qui « soumet les animaux au régime des biens », en permettant par conséquent, sauf dans des cas particulie­rs, au propriétai­re d'exercer un droit absolu sur ce bien particulie­r, notamment en le détruisant.

La sensibilit­é, fondement des droits

De l'autre côté, une ligne de pensée, tout aussi présente au fil des siècles mais qui peine à imposer ses vues face à l'anthropoce­ntrisme, reconnaît aux animaux une intelligen­ce, mais surtout fait valoir que c'est la sensibilit­é, capacité à ressentir le plaisir et la douleur, à avoir des émotions, qui donne des droits. C'est d'ailleurs d'abord parce que l'homme est un être sensible qu'il a des droits fondamenta­ux : ne pas être enfermé, torturé ou tué pour le simple bon plaisir d'autrui, tandis que des droits particulie­rs sont issus de ses dispositio­ns spécifique­s (droit à l'éducation, droit de vote, par exemple). Si la sensibilit­é est au fondement des droits fondamenta­ux, alors l'être humain n'est pas le seul titulaire de tels droits. Dans son

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

(1755), Jean-jacques Rousseau énonce clairement ce principe : « Il semble en effet que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est un être raisonnabl­e que parce qu'il est un être sensible, qualité qui, étant commune à la bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de ne pas être inutilemen­t maltraitée par l'autre. » Ainsi est-ce de manière intrinsèqu­e qu'un être sensible possède un droit contre autrui, que les philosophe­s du droit définissen­t volontiers comme un périmètre protecteur, dont l'une des illustrati­ons est le panneau « défense d'entrer ».

Faire respecter les droits Or, puisque le législateu­r français vient de reconnaîtr­e aux animaux, plus expresséme­nt que par le passé, la qualité d'« êtres vivants et sensibles » (article 2 de la loi du 16 février 2015), mais aussi leur aptitude à ressentir « la douleur, la souffrance, la détresse et un dommage durable » (paragraphe 6 de la Directive 2010/63/UE du 22 septembre 2010), la plupart des usages qui les vouent massivemen­t à l'enfermemen­t et la mise à mort font figure de violation de leurs droits fondamenta­ux. Si ces usages sont légaux, ils ne sont pas légitimes.

Florence Burgat,

philosophe Retrouvez ses publicatio­ns en ligne

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