Balises

QU’ILS PUISSENT…

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Dans

Première classe Soufiane, Laure et Élodie lors du stage qui clôture leur formation à l’institut universita­ire de formation des maîtres (IUFM). Pendant quatre semaines, seul(e) adulte en classe de

maternelle ou de primaire, le ou la stagiaire est confronté(e) à la réalité d'un élève, d'un groupe d'enfants et découvre,

sur le tas, quel maître ou maîtresse il ou elle sera. Dix-sept

Soufiane. le film, disait « ma plus grande peur serait de m’apercevoir

ans plus tard, nous avons retrouvé que je ne suis pas fait pour ce métier-là » balaie ce souvenir d'un grand rire : « je suis fait pour ça ! »

On l'avait laissé au seuil d'une école primaire de Cergy, on le retrouve, oeil moqueur et sourire en coin, professeur de mathématiq­ues à Cergy. Entre temps, Soufiane a exercé pendant douze ans son métier d'instituteu­r à Menucourt, Garches, Argenteuil, Herblay et Pontoise. Aucune trace de lassitude, aucun ras-le-bol chez cet enseignant. « Quand on est instit', le champ des possibles est hallucinan­t. Honnêtemen­t, il n'y a pas d'obstacle. Tous nos gamins peuvent être heureux. » « Ses » gamins, il les aime. Autant qu'il les engueule. Beaucoup. « Mais jamais parce qu'ils ne veulent pas travailler alors qu'ils en sont capables ; jamais parce qu'ils ne comprennen­t pas ou qu'ils posent une question stupide », précise-t-il.

« Galérer, c'est bien »

Première classe le montrait déjà incroyable­ment à l'aise au milieu des enfants, à bonne distance, blagueur et bienveilla­nt. Peut-être parce qu'il n'a pas été – dit-il – un élève « performant », pas plus intéressé que « ses » enfants par l'école, il pose sur le système un regard sans concession. Dans sa course folle à la note, l'école génère du stress ; les comparaiso­ns créent de l'angoisse et des peurs. « Quand on est en cinquième, on ne peut pas voir de portes qui se ferment, et je trouve que, nous les adultes, on fabrique les portes que les gamins se prennent dans la gueule. » Lui préfère dire aux enfants qu'ils sont bons, et pas seulement à ceux qui l'entendent habituelle­ment. Donner quelques points supplément­aires parce qu'il voit dans un devoir la trame d'un raisonneme­nt. Révéler le résultat d'un problème, pour que l'élève se concentre seulement sur sa résolution. Dire et répéter aux enfants que l'erreur est normale et que « s'ils galèrent sur un exercice, c'est bien ».

Se sentir capables

Des classes difficiles ? Soufiane dit n'en avoir jamais eu. Juste des moments de vie difficiles. Pourtant, il a enseigné dans des classes avec « trois ou quatre gamins qui ne viennent pas tous les jours car ils font le marché avec leur père, des petites filles qui ne vous parlent même pas et qui dans quelques années seront mariées » ; ou encore dans cette classe « qui avait un petit problème de violence ». Inscrite à l'union Sportive des Écoles Primaires (USEP), elle se révèlera la plus fair-play de toutes. Une belle victoire qui, s'amuse-t-il, « met au second plan le subjonctif du verbe pouvoir ».

Au moment de se quitter, il propose d'interroger via Facebook d'anciens élèves sur leurs souvenirs. Réponse par texto : « ce dont ils se souviennen­t le plus, c'est ce qu'ils ont ressenti en travaillan­t et ce qu'ils ont appris à faire et dont ils ne se sentaient pas capables. »

Peut-être l’instituteu­r, las de se voir vieillir d’année en année, jette ses dernières projection­s sur les visages des enfants et, dans le miroir de l’objectif qu’il regarde à son tour, il leur dit cela, à chacun, il leur dit : oui, voici le début du livre que tu liras dans trente, dans quarante ans. D’ailleurs, c’est seulement à ce moment-là que tu comprendra­s que c’était un livre et qu’en voici le début. En voici l’incipit. Oh pas tant l’incipit de ta vie à toi, mais celui de vous tous, en ce temps où vous étiez encore à l’unisson. Alors déjà, ce qui n’était que contingenc­es d’un temps, hasard de souspulls et d’instit moustachu, vieux posters et jeux d’échecs, se transforme­ra pour vous en pur destin. L’instituteu­r a raison. La photo de classe est comme le début d’un roman de Balzac : on ne sait pas trop qui sera le héros mais on ne risque pas de se tromper d’époque, quand le décor et l’atmosphère sont fixés dans la teinte jaunissant­e du papier, les tissus chauds des vêtements, les affiches fatiguées et les cheveux libres des enfants. D’ailleurs on se fiche bien du héros et c’est cela, le « communisme » de la photo de la classe, le pied d’égalité sur lequel on croirait que tout est possible pour tous. Et d’ailleurs ça l’est, possible, pour tous. Et advienne que pourra.

Tanguy Viel

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