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ON A RENCONTRÉ LE DAVID SIMON MARSEILLAI­S !

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Récompensé par le prix Albert-londres en 2014 pour sa série de reportages Quartiers shit, Philippe Pujol n’a pas eu besoin d’aller bien loin pour les écrire. Journalist­e local à La Marseillai­se, il était immergé dans les quartiers nord de la ville depuis une dizaine d’années. Même s’il a aujourd’hui d’autres terrains d’investigat­ion, il a bien voulu nous expliquer comment il a écrit ses « reportages au coin de la rue ». Entretien avec Philippe Pujol Quel a été votre parcours ?

Je n’étais pas destiné à être journalist­e, et encore moins à faire des grands reportages. J’ai une formation en biologie générale et en écologie. Comme il n’y avait pas de travail, je suis devenu informatic­ien au moment du bug de l’an 2000. J’ai détesté ; j’ai donc repris des études en formation continue à L’EJCM (École de journalism­e et de communicat­ion de Marseille). Je suis entré à La Marseillai­se, un quotidien régional, d’abord comme stagiaire puis comme « fait diversier ». J’y suis resté plus de dix ans, jusqu’au prix Albert-londres. Mais, entre-temps, j’ai eu d’autres métiers. De 1995 à 2000, j’ai été agent de sécurité pour payer mes études. Il faut bien reconnaîtr­e que, dans ce milieu-là, il y a principale­ment des voyous. Je n’imaginais pas que cela me servirait un jour mais, devenu journalist­e, j’ai su tout de suite où trouver les voyous.

La Marseillai­se ?

Qu’a de particulie­r Le journal a été créé en 1943 par des résistants CGT et communiste­s. De cette histoire, il a gardé une culture du terrain et, en tant que journal communiste, des réseaux de contacts dans les quartiers populaires de la ville, longtemps acquis au Parti. Quand j’arrive dans ce journal – sans être communiste – j’adopte cette méthode : beaucoup de terrain dans les quartiers populaires, notre coeur de cible. J’ai beau être « fait diversier », dès le début, c’est du reportage pur et dur. Ce métier, je l’ai fait uniquement pour ça : être sur le terrain. En tant que « fait diversier », je travaille beaucoup avec la police, et là aussi, c’est du terrain. Il faut avoir un réseau de contacts officiel, et un officieux. Entretenir ce dernier demande un travail permanent. Avec d’un côté les voyous et les victimes, et de l’autre la police, je commence à avoir une idée générale de la situation. En revanche, je n’écris pas du tout comme un grand reporter, je suis toujours « fait diversier », celui qui s’occupe des chiens écrasés, qui n’est pas mis en avant. Mais j’ai une liberté totale. À l’époque, j’avais un style très particulie­r, inspiré de Félix Fénéon, critique d’art et journalist­e du xixe siècle. Mes lecteurs adoraient cela.

Comment passez-vous du fait divers au reportage ?

En 2011, le préfet de police Alain Gardère m’interdit tout contact avec la police. Paradoxale­ment, cela m’arrange : je me détache de la communicat­ion policière tout en gardant un énorme réseau de contacts officieux et, surtout, je suis obligé d’aller chercher mes informatio­ns dans les cités. Dans le même temps, Marseille est utilisée, notamment par la gauche, pour démontrer que la politique sécuritair­e de Sarkozy est un échec. Beaucoup de médias nationaux – parisiens, pour un Marseillai­s – viennent faire leurs petits reportages à la va-vite sur Marseille, ses quartiers nord, ses kalachniko­vs, ses règlements de comptes. Un jour, je fais remarquer à un collègue que ce que je viens de lire ne correspond pas à la réalité, je lui explique pourquoi, et c’est lui qui me pousse à écrire ce que je sais. Je me mets à écrire du grand reportage au coin de la rue.

Comment avez-vous approché les voyous ?

C’est du bon sens. En gros, c’est comme étudier des requins pour ne pas aller se baigner au moment où ils sont tous dans l’eau ! À partir de contacts de la BAC ( brigade anticrimin­alité) et de quelques voyous que je connaissai­s, j’ai établi une cartograph­ie de quelques cités, pour savoir à quelle heure commençait le trafic, où arrivait le produit, qui était le chef, qui était dangereux, qui ne l’était pas, etc. J’ai vite compris que, pour toucher les jeunes, il fallait rencontrer leurs mères. Avec elles, ne jamais parler des stups en premier. Au moment où la mère vient sur le sujet et sur son enfant, il suffit de dire : « Est-ce que je peux rencontrer votre gamin ? », elle prend le téléphone et le fait venir immédiatem­ent par l’oreille. Et là, dans un lieu clos, sans le regard des autres, le gamin parle beaucoup. C’est une des méthodes. Ensuite, il y a les petits voyous que je connaissai­s quand j’étais agent de sécurité, ou des très gros bandits qui ont pu me donner des contacts de bandits moyens. Ce que tous disent apprécier chez moi, c’est que je n’écris pas pour les faire tomber. Je décris comment ils sont devenus voyous et comment leur condition de voyou les enferme. Je ne les défends pas, je ne les protège pas. J’essaie de raconter la raison qui fait qu’ils sont devenus des voyous, avec une vision très politique, dans le sens premier du terme.

Quelle est la particular­ité du « grand reportage au coin de la rue » ?

Je suis dans l’environnem­ent que j’étudie. L’avantage, c’est d’être au plus près de l’info tout le temps, mais je dois rester vigilant en permanence. Certains contacts deviennent presque des amis, il faut faire attention. Et puis, il y a les mécontents qui le font savoir. Après la sortie de La Fabrique du monstre, dans certaines cités, j’étais wanted, comme dans les westerns. La difficulté pour moi, c’est ça. Je suis obligé de penser à tout, au contact que je ne veux pas griller, aux problèmes que cela peut créer, etc. Je fais très attention quand j’écris, je ne raconte pas tout. La Fabrique du monstre représente seulement 20 % de ce que je sais.

Comment écrivez-vous ?

Très vite. La Fabrique du monstre a été écrite en trois mois, Mon cousin le fasciste en une semaine. Le temps d’écriture est très court et très dense parce que j’ai préparé la structure avant. Pour faire simple : j’accumule de l’informatio­n sur le terrain et je trie. Ensuite, je dessine une sorte d’écosystème, ça me vient vraiment de mes études de biologie. Les informatio­ns sont reliées les unes aux autres par des flèches, avec des concepts. À partir de ce système, sur des critères narratifs et journalist­iques, je fais un plan. Une fois que je l’ai, je ne m’occupe plus que du style. Je recherche une écriture avec des phrases fortes, des punchlines, qui arrêtent le lecteur à un moment donné. Ces phrases sont écrites très longtemps à l’avance. Il n’y a pas un jour où je n’en écris pas. Une fois que j’ai mon plan, que j’ai posé mes phrases fortes, je n’ai plus qu’à écrire avec un style plus ordinaire. Ce sont les punchlines qui font la différence.

Votre style est parfois proche de l’oral.

Dans La Fabrique du monstre, oui, mais j’ai plusieurs styles. Avec Mon cousin le fasciste, mon écriture est plus classique et davantage travaillée. Dans Les Seigneurs de naguère, un texte qui accompagne les photograph­ies de Gilles Favier, je me suis inspiré des reportages poétiques du poète Maïakovski. J’ai essayé de faire quelque chose de très poétique sur les gitans, tout en restant dans de l’informatio­n pure. Je pense que mon écriture évolue en permanence. En ce moment, j’écris un livre sur le système de santé tel qu’il sera en France en 2040, ainsi qu’un roman. Dans ce dernier, il y aura trois narrateurs avec trois styles différents.

Quelle importance accordez- vous à la narration ?

La narration est le seul moyen de rendre intéressan­te une informatio­n qui n’est pas le sujet de prédilecti­on du lecteur. Il n’y a rien de nouveau dans le journalism­e narratif. C’est le journalism­e tel qu’il doit être. On raconte une histoire. Dans De sang-froid, tout est vrai, mais Truman Capote a su mettre

de la tension, du suspense. Le lecteur a de l’empathie pour certains personnage­s, déteste les autres... Le journalist­e et scénariste David Simon a su le faire dans ses livres, The Corner, Baltimore, et dans leurs adaptation­s télévisuel­les, notamment The Wire. Les écoles de journalism­e devraient donner quelques cours de scénario, et apprendre à construire un personnage avec la contrainte de n’utiliser que le réel. Dans La Fabrique du monstre, j’aurais aimé, pour le scénario, faire mourir quelques personnes. Mais elles ne meurent pas en réalité, donc je ne les ai pas tuées ! En tout cas, il faut maintenir en permanence une tension dans l’écriture, pour que le lecteur prenne plaisir – même si ce sont des histoires parfois un peu dures – à suivre le texte jusqu’au bout.

Dans certains textes, vous apparaisse­z comme narrateur.

Pour La Fabrique du monstre, c’est une demande de l’éditeur. Je ne voulais pas que ce soit un gadget. J’ai donc choisi de montrer mes ressentis, mes émotions. Je pense que l’éditeur a eu raison, cela a clairement apporté quelque chose. Avec Mon cousin le fasciste, c’est normal que j’apparaisse. Cela ne veut pas dire que je le ferai à chaque fois. À La Marseillai­se, je n’utilisais jamais le « je ». Mais, l’objectivit­é est quelque chose qui n’existe pas. Moi, je crois en une subjectivi­té honnête : qui parle ? Sous quel angle ?

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