Balises

YASMINE ET LISA DANS LA JUNGLE

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L’une est sociologue, l’autre auteure de bande dessinée. Ensemble, Yasmine Bouagga et Lisa Mandel sont allées à Calais, elles ont rencontré des réfugiés, des militants associatif­s, des riverains généreux ou excédés, des CRS, des politiques de tous bords. Elles ont regardé, écouté, vérifié les informatio­ns, essayé de comprendre. D’abord publié sur un blog, le livre Les Nouvelles de la jungle de Calais rend compte de leur expérience.

Entretien avec Lisa Mandel

Qu’est-ce qui vous a décidée à partir à Calais ?

Comme tout le monde, j’avais entendu parler de la jungle de Calais. J’avais envie d’y aller et, en même temps, j’avais peur de tomber dans le voyeurisme. Laurent Cantet, un des réalisateu­rs qui avaient signé l’appel de Calais en octobre 2015, m’a convaincue en disant : « Il se passe des choses là-bas dont il faut témoigner. Ne te pose pas de questions, vas-y. » Je suis partie en février 2016 avec Yasmine Bouagga, une chercheuse du CNRS qui a travaillé sur les camps de réfugiés en Palestine et qui s’intéresse à l’accueil des réfugiés. Nous sommes parties avant tout pour voir, et ce que nous avons vu nous a profondéme­nt choquées. Tout de suite, nous avons voulu témoigner avec les moyens qui sont les nôtres, ceux d’une sociologue et d’une auteure de bande dessinée. Cela nous a semblé d’autant plus urgent que nous savions que les images des films qui étaient prises par les uns ou les autres ne seraient pas montées avant plusieurs mois et nous sentions que c’était un moment de rupture : la jungle n’allait pas durer. Nous avons témoigné au jour le jour sur un blog entre février et octobre 2016.

Comment avez-vous travaillé avec Yasmine Bouagga ?

C’était vraiment une collaborat­ion complète. Yasmine et moi allions sur le terrain un peu au hasard au début, puis nous parlions de ce qui nous avait marquées et de ce que nous allions évoquer. Je faisais la mise en scène, je racontais de la manière la plus fluide possible, en rajoutant un peu d’humour quand je le pouvais. Ensuite, Yasmine relisait. Au fur et à mesure, avec son regard de sociologue, Yasmine a dirigé l’enquête : elle a voulu interroger les pouvoirs publics, rencontrer un préfet ou un CRS, aller aux réunions associativ­es, toutes sortes de choses auxquelles je n’aurais pas pensé et qui, je l’avoue, ne m’intéressai­ent pas forcément. Nous étions deux sur le terrain, mais c’est un peu comme si elle prenait les notes et moi, je mettais au propre.

Avez-vous dessiné sur place ?

En réalité, je ne l’ai fait que deux fois : lors de la visite du centre juridique le premier jour puis, lors de la rencontre avec les Iraniens qui s’étaient cousu les lèvres. Mais dessiner sur le terrain ou prendre des photos des gens, ce n’est vraiment pas mon truc. J’ai arrêté rapidement. Je restais très en retrait : je ne posais pas de questions, j’observais. Yasmine, qui est arabophone, guidait. En fait, j’étais une caméra vivante, j’essayais de tout capter et Yasmine se concentrai­t sur ce qui se disait. Comme je dessinais le soir même ou le lendemain matin, c’était encore très frais. Je pouvais me permettre de ne pas prendre de notes, Yasmine s’en chargeait et cela permettait de faire un tri naturel et rapide. Il fallait alimenter le blog quotidienn­ement, on manquait de temps.

Vos billets commencent par « Chère France ». Pourquoi ? C’est la première enquête que j’ai faite pour le blog du journal Le Monde. Je me disais qu’en dessinant dans Le Monde, je parlais à « tout le monde », les gens de droite comme de gauche. Ce blog était un peu une tribune, une manière de m’adresser à mes compatriot­es comme à des amis et de leur dire ce qui se passait là-bas. Je voulais leur montrer ce que je voyais et partager mon ressenti aussi. Les journalist­es ne peuvent ni se permettre de montrer leurs affects, ni se mettre en scène, contrairem­ent à un auteur de bande dessinée. J’aimais bien l’idée de parler à la France, malheureus­ement toute la France ne m’a pas entendue !

Est-ce que Les Nouvelles de la jungle de Calais sont aussi une réaction face à une certaine forme de traitement médiatique ?

Nous ne sommes pas venues là pour critiquer quelque chose en particulie­r. L’idée, c’était de parler de tout ce qui nous choquait. C’est vrai que de voir des journalist­es qui veulent absolument de « l’image », qui attendent une journée entière qu’une cabane brûle et qui repartent tout de suite après ou qui s’habillent comme des reporters de guerre, avec casques et gilet par balles, c’est assez drôle ! Nous ne voulions pas spécialeme­nt tacler les journalist­es, mais ils nous ont tendu la perche.

En représenta­nt certaines personnali­tés politiques comme Nicolas Sarkozy ou Natacha Bouchard, la maire de Calais, vous n’êtes pas très loin du dessin de presse. Est-ce que vous vous reconnaiss­ez dans cette tradition ?

Natacha Bouchard et Nicolas Sarkozy sont des personnage­s publics. C’est vrai qu’avec ces passages, plus satiriques, on est plus dans le dessin de presse. Je me reconnais dans cette catégorie de dessinateu­rs qui vont à l’essentiel, qui ont un trait vif. Mais je raconte des histoires. Je ne fais de la satire que de temps en temps, pour éviter de tomber dans un didactisme trop ennuyeux.

Avant de faire Les Nouvelles de la jungle de Calais, vous avez fait des ouvrages de fictions, puis des bandes dessinées à partir de témoignage­s de proches ( HP) ou de travaux de sociologie ( La Fabrique pornograph­ique). Diriez-vous que votre pratique évolue vers la bande dessinée documentai­re ?

Je viens de la bande dessinée autobiogra­phique, et même si les sujets traités peuvent être très sérieux, je les aborde toujours par l’humour, mais je considère que ce que je fais depuis quelques années, c’est du reportage en bande dessinée. Je travaille souvent en collaborat­ion avec des gens qui ont d’autres compétence­s que les miennes. J’ai l’intention de prolonger la série HP. Les deux premiers tomes avaient été écrits à partir de l’expérience, dans les années soixante-dix, de mes parents et de leurs collègues soignants. Cette fois, je veux faire un documentai­re en bande dessinée sur le milieu de la psychiatri­e actuelle.

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