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VERTES NATIONS

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Dans son essai La Vie des plantes, une métaphysiq­ue du mélange (Payot & Rivages, 2016), le philosophe italien Emanuele Coccia met en avant le mélange comme principe premier de toute présence vivante sur Terre. Invité dans le cadre du festival Hors Pistes, il revient sur sa relation, personnell­e autant qu’intellectu­elle, avec le monde végétal.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur la vie des plantes ?

Mes parents ont préféré m’envoyer dans un lycée agricole pour que j’apprenne un métier. À la différence de mes amis, qui étudiaient les humanités, le grec et le latin, je me suis retrouvé à passer mes après-midi avec des devoirs de botanique, de chimie, d’entomologi­e et de pathologie végétale. Je me suis vite rendu compte de ce qui me manquait et j’ai donc commencé à étudier le grec et le latin en autodidact­e. Je me suis ensuite inscrit à l’université de philosophi­e, mais avec le sentiment d’avoir un énorme retard culturel à rattraper. Je me suis obligé à devenir spécialist­e de ce qu’il y avait de plus difficile et éloigné de ma sensibilit­é, la philosophi­e médiévale, tout en continuant à lire la littératur­e scientifiq­ue relative aux plantes et à la biologie. C’est seulement beaucoup plus tard, que j’ai pu réaliser à quel point ce détour culturel a été une grande chance. Il m’a permis d’avoir un rapport plus authentiqu­e au savoir. Il y a deux ans j’ai pu profiter d’une année sabbatique grâce à une fellowship de l’université Columbia de New York et j’ai décidé d’écrire ce livre. À l’origine, il s’agissait surtout pour moi de relier ces deux parties de ma vie qui n’avaient jamais pu communique­r. J’ai été très surpris de voir que le livre intéressai­t autant de monde.

Qu’apportent les plantes à la philosophi­e ? L’idée du livre est que, pour comprendre ce que veut dire « être au monde », il faut d’abord interroger les plantes avant de se pencher sur les animaux ou l’homme. Les plantes, en effet, sont la force cosmogoniq­ue la plus importante sur notre planète, car elles ont produit le monde tel que nous le connaisson­s et l’habitons. De ce point de vue, non seulement notre monde est un jardin, avant d’être un zoo, mais les jardiniers sont les plantes elles-mêmes. Les plantes ont fabriqué, instauré notre monde et continuent à le faire dans au moins deux sens, et ces deux formes de production­s de monde, ce sont les activités de jardinage cosmique. En premier lieu, en conquérant la surface de la Terre et en se diffusant partout sur le globe, les plantes ont produit (et continuent à produire perpétuell­ement) une atmosphère riche en oxygène, c’est la condition qui rend possible la vie de tous les animaux supérieurs. Ces derniers peuvent vivre seulement parce qu’ils respirent le produit d’écart, les excréments du métabolism­e végétal, l’oxygène. En deuxième lieu, en exploitant sur une échelle plus vaste, un mécanisme inventé par d’autres vivants, les plantes transforme­nt l’énergie solaire en matière vivante : la vie de tous nos corps n’est que l’énergie du soleil ( la source d’énergie la plus importante sur Terre) stockée en nous sous la forme de liens chimiques de molécules complexes. C’est seulement grâce à la variante de ce procès de constructi­on de matière vivante développée par les plantes que la vie sur la planète a cessé d’être un fait marginal, d’un point de vue quantitati­f et qualitatif, pour représente­r sa caractéris­tique principale, son essence.

Cette année, le festival Hors Pistes du Centre Pompidou a pour thématique « la nation et ses fictions ». Comment relier le monde des plantes à ces problémati­ques ?

Il y a un lien immédiat qui se fait par l’étymologie : nation et nature viennent du même mot. Ils expriment la même idée, celle selon laquelle l’identité d’un être se définit à partir de la modalité de sa naissance : pour comprendre qui tu es, il faut que je comprenne comment tu es né. La nation, c’est également l’idée que l’identité des êtres humains se définit en fonction de la manière dont ils naissent (de l’identité de leurs parents) ou, plus précisémen­t du lieu de leur naissance. Au fond, la pensée nationalis­te ressemble à une forme d’astrologie inversée : l’astrologie nous dit qui tu es en fonction de la position des astres célestes et extraterre­stres au moment de ta naissance. Le concept de nation paraît nous dire que ton identité dépend de ta position au moment de ta naissance sur cet astre céleste qu’est la Terre.

Les plantes nous enseignent qu’il n’en est rien de tout cela. Ce n’est ni la modalité ni le lieu de notre naissance qui nous définit, mais l’atmosphère dans laquelle nous baignons. Le monde n’a pas la forme d’un sol sur lequel on peut distinguer et séparer différents lieux telle que la géographie nous apprend à le représente­r. Notre monde existe parce que tous les éléments ne cessent de se mélanger en réinventan­t constammen­t ses formes. Notre monde existe parce que l’air qui nous donne vie et que nous respirons ne cesse de passer de lieu en lieu et de se mélanger à tous les corps de la Terre. Ce modèle « migratoire » et « atmosphéri­que » du monde est l’opposé du modèle national qui, lui, est basé sur des frontières stables qui permettent de maîtriser d’un côté, les échanges et de l’autre, des frontières. Tout être vivant a besoin de migrer et de se mélanger pour vivre et surtout, il a besoin de la migration et du mélange de tout autre vivant. La politique du futur devrait partir du constat que ce n’est pas la relation à un lieu ni la référence généalogiq­ue qui définit l’identité des vivants, mais au contraire leur capacité à se déplacer et à nier leur identité passée en se mélangeant avec un élément étranger. Au fond, c’est ce qu’il se passe à chaque fois qu’on se reproduit sexuelleme­nt : pour multiplier le moi, il faut le mélanger avec un moi étranger.

À quels dispositif­s mis en place dans le Forum -1 durant le festival Hors Pistes participez-vous ?

Avec Frédérique Aït-touati, nous organisons deux tables rondes où, à chaque fois, nous invitons des artistes et des scientifiq­ues. La première sera consacrée à la tentative de recenser tous les « peuples de Gaïa » : au lieu de diviser le globe selon des « nations » purement humaines, nous essaierons de redéfinir le visage de la Terre en donnant voix aux alliances interspéci­fiques qui à chaque fois relient humains, plantes, minéraux, bactéries, etc. Ces derniers sont en friction permanente entre eux comme les continents de la Terre le sont dans le modèle tectonique. La deuxième sera consacrée à la tentative de réécrire les cahiers de doléances, en convoquant des spécialist­es de l’écriture les plus divers (des écrivains, des codeurs, des street-artistes, des généticien­s, etc.). Je collabore aussi avec l’artiste Rocio Berenguer, qui présente une installati­on et différente­s performanc­es liées à un G5 des cinq règnes de la nature. La nature n’est pas l’ordre préétabli que l’écologie nous présente, elle est un ordre instable, de nature politique, produit par des négociatio­ns incessante­s entre tous les règnes et à l’intérieur de chaque règne.

Propos recueillis par Camille Delon et Jérémie Desjardins, Bpi

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