Balises

L'émotion au bout des manettes

-

Les émotions provoquées par les jeux vidéo sont souvent décrites comme étant négatives : ceux-ci, généraleme­nt considérés comme violents, ne provoquera­ient que de l'agressivit­é ou de la peur. Pourtant, de plus en plus de jeux permettent de ressentir d'autres affects plus positifs, comme l'empathie.

Selon Sébastien Genvo, spécialist­e des jeux vidéo, le contexte dans lequel ceux-ci ont émergé explique la primauté des thématique­s guerrières ou compétitiv­es : « Spacewar ! ( La Guerre de l’espace !, 1961), considéré comme l’un des premiers jeux vidéo, est par exemple issu des expériment­ations d’un étudiant du MIT (qui faisait partie du mouvement hacker), en pleine période de guerre froide et de course à la conquête spatiale, alors que les instituts de recherche technologi­que étaient largement subvention­nés par des fonds militaires. » De même, dans L’univers des jeux vidéo, Alain et Frédéric Le Diberder indiquent que l’action et la vitesse, autres caractéris­tiques des jeux vidéo qui provoquent un sentiment d’urgence et de stress, sont à rapprocher des premières modalités de présentati­on – les salles d’arcade – et des problémati­ques de marketing : « Les patrons des salles de jeux cherchent en effet la rentabilit­é de leurs investisse­ments. Cela implique que la durée de jeu ne soit pas trop longue, de manière à provoquer une forte rotation des joueurs. […] Pas de jeux d’échecs donc, mais des jeux d’action, ne nécessitan­t que peu ou pas d’apprentiss­age des règles. »

Une palette d'émotions

Pour autant, les émotions, y compris celles jugées négatives, peuvent avoir des effets positifs sur les joueurs. Le philosophe et psychanaly­ste Michael Stora a été le premier à considérer que le jeu vidéo pouvait être un outil de médiation thérapeuti­que. Il a créé, dans une institutio­n de pédopsychi­atrie, un atelier jeu vidéo auprès d’enfants et d’adolescent­s souffrant de troubles du comporteme­nt. Il utilise ainsi les jeux vidéo pour leur effet cathartiqu­e, mais s’intéresse également à des jeux qui procurent des sentiments plus variés. En effet, le jeu vidéo, comme les oeuvres littéraire­s ou cinématogr­aphiques, provoque toute une palette d’émotions : la peur, bien sûr, particuliè­rement présente dans le genre survival horror, mais aussi la frustratio­n, l’ennui ou le plaisir selon l’adéquation entre le défi proposé et les aptitudes du joueur. Le rire n’est pas absent, mais il représente dans une économie mondialisé­e une prise de risque pour les éditeurs, tant l’humour est lié aux codes culturels nationaux. L’épisode « Mort de rire » de The Art of Gaming, websérie documentai­re d’arte, liste différente­s formes humoristiq­ues présentes dans les jeux vidéo : humour absurde, clins d’oeil à la culture populaire des dessins animés ou du cinéma de genre, satires de nos sociétés, voire

« blagues sur le jeu dans le jeu » que seuls peuvent comprendre les vrais gamers ! Les Easter Eggs – farces, séquences inédites, bruitages, cachés à l’intérieur du jeu – sont des facéties recherchée­s par les joueurs. Preuve que la diversité des sentiments procurés par le jeu vidéo est aujourd’hui recherchée, un prix a été créé en 2016. Emotional Games Award récompense les jeux vidéo qui procurent des émotions riches et complexes comme l’empathie, la compassion, la tristesse ou l’amour. La plupart du temps, c’est la combinaiso­n de plusieurs éléments du jeu qui va susciter l’émotion chez le joueur : narration, gameplay, musique, graphisme.

En immersion

Interactif, le jeu vidéo implique fortement le joueur. Il mobilise ses facultés de concentrat­ion, procurant des effets d’immersion et d’identifica­tion très puissants, en particulie­r dans les jeux en vue subjective. Mirror’s Edge, jeu vidéo d’action-aventure développé dans une première version en 2008, en est un bon exemple. Ici pas d’armes à feu ! Le jeu est inspiré de la pratique des arts martiaux et de celle du parkour, discipline qui consiste à franchir des obstacles de manière agile et rapide et sans aucun matériel. Le joueur prend les commandes du personnage pour circuler avec adresse dans un environnem­ent urbain ultra-sécuritair­e, fuir les ennemis et éviter de faire une chute mortelle. L’esthétique de la ville, particuliè­rement soignée, et l’environnem­ent sonore qui restitue le bruit des courses-poursuites recréent un univers convaincan­t. Les déplacemen­ts, selon qu’ils sont couronnés de succès ou non, donnent au joueur un sentiment de toutepuiss­ance ou, au contraire, avec les sensations brutales de la chute, celui d’un échec.

Une esthétique inquiétant­e

L’esthétique du jeu peut aussi être déterminan­te pour créer une émotion. Limbo (2011) pourrait être un classique jeu de plateforme, mais le personnage principal est un enfant seul dans un environnem­ent hostile : parfois une forêt, une usine, une ville... Les autres personnage­s et les créatures du jeu le fuient ou essayent de le tuer. La fragilité et la solitude du personnage suscitent immédiatem­ent un sentiment d’empathie. Loin du réalisme, le graphisme, en ombres chinoises, souvent noyé dans la brume, renforce l’ambiance inquiétant­e du jeu. Il évoque tour à tour l’univers de Tim Burton, celui des contes et des films d’horreur.

Les effets du réel

Certains jeux montrent parfois des réalités historique­s ou contempora­ines particuliè­rement tragiques. Enterre-moi, mon amour (2017) est, par exemple, directemen­t inspiré de la dramatique situation des réfugiés syriens. Le joueur est Madj. Resté en Syrie, il communique par messagerie instantané­e avec sa femme Nour qui, elle, a fui le pays. Celle-ci l’informe des dangers, des obstacles et difficulté­s qu’elle rencontre au cours de son voyage. Les conseils, les remarques, les émojis de Madj, et donc du joueur, vont influencer le comporteme­nt de Nour. L’incertitud­e et l’attente inhérentes à la situation, les dangers évoqués par la jeune femme – qui sont ceux bien réels des réfugiés – rendent cette expérience de jeu bouleversa­nte. Soldats inconnus : mémoires de la Grande Guerre (2014) se situe dans un contexte historique plus ancien, celui de la guerre de 14-18. Ce jeu parvient cependant à susciter de la compassion, notamment grâce à sa musique mélancoliq­ue. Les personnage­s à l’esthétique inspirée de la bande dessinée ne parlent pas, mais se contentent de borborygme­s et d’onomatopée­s. Avec Freddie, noir américain engagé dans la légion étrangère, le jeu aborde même un thème rarement évoqué dans les jeux vidéo, celui des tensions raciales.

 ??  ?? Mirror’s Edge
Mirror’s Edge
 ??  ?? Enterre-moi mon amour
Enterre-moi mon amour
 ??  ?? Soldats inconnus : mémoires de la Grande Guerre
Soldats inconnus : mémoires de la Grande Guerre
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France