Balises

• Les bonnes ondes de Mai 68

- Marie-hélène Gatto,

Comment se représente­r les sons de mai 68, les discours, les échanges dans les amphithéât­res, les slogans des manifestat­ions, les bruits des affronteme­nts ? La télévision, sous le contrôle permanent du gouverneme­nt, n'en a pas gardé beaucoup de traces. Média réactif et omniprésen­t, la radio a, elle, enregistré, diffusé et, involontai­rement, suscité des paroles et des sons.

À la fin du mois de juin 1968, Philippe Labro, Michèle Manceaux et une équipe de journalist­es publient un ouvrage réunissant des documents et des textes élaborés à partir de discussion­s avec des militants : Mai-juin 1968 ce n’est qu’un début. Le titre reprend le début d’un slogan de l’époque : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ». Sur la page de garde, les auteurs décrivent précisémen­t sa première occurrence « à la fin du défilé du 13 mai, vers 18 heures, place Denfert-rochereau à Paris » et la manière dont il était scandé avec le nombre exact de claquement­s de mains. Une telle restitutio­n de la scansion, du rythme est rare. La plupart du temps, notre connaissan­ce des slogans passe par la lecture silencieus­e des tracts ou des affiches. Ces supports étaient le moyen de faire « entendre » une parole qui ne trouvait pas de place dans les médias traditionn­els.

Le mur du silence

Difficile d’imaginer aujourd’hui le silence assourdiss­ant qui accompagne à la télévision les manifestat­ions étudiantes. Dans Mai 68 à L’ORTF1, Jean-pierre Filiu rapporte que le responsabl­e des Actualités télévisées de l’époque refuse d’envoyer des reporters ou d’interviewe­r des manifestan­ts. Lorsque des journalist­es des informatio­ns générales décident de leur propre chef d’aller voir sur place, ils n’obtiennent pas d’équipe sonore. Les images rapportées ne sont pas diffusées. Un tel déni de la liberté d’expression provoquera inévitable­ment un bras de fer entre les journalist­es et le gouverneme­nt. La presse écrite est, quant à elle, à la peine, ne pouvant suivre le rythme des événements. Finalement, les trois radios qui se partagent les ondes, France Inter, RTL et Europe n°1, se retrouvent en quasi-monopole pour couvrir l’événement.

Office de radiodiffu­sion-télévision française

Des voix, des tons, des timbres

Selon les moments et selon le point de vue du gouverneme­nt ou des manifestan­ts, les radios ont été accusées d’encourager les émeutes ou d’être à la botte du pouvoir. Au tout début du mouvement, France Inter, par exemple, considère la mobilisati­on étudiante comme une crise d’adolescenc­e sans fondement avant de faire preuve de plus de solidarité. Au-delà des paroles, il y a les voix des journalist­es dépêchés sur place, presque aussi jeunes que les étudiants. Dans Images et sons de Mai 68, le sociologue Hervé Glévarec relève une « différence assez nette entre le langage et la prosodie des voix des journalist­es et celles des différents officiels administra­tifs et politiques que l’on entend sur les ondes. Ton engagé contre ton compassé, style pressé contre style traînant, vocabulair­e français de jeunes reporters contre vocabulair­e juridique et administra­tif ( la notable expression « prendre l’attache d’un supérieur » du recteur Chalin). Enfin, les voix que l’on entend, reporters, rédacteurs, dirigeants étudiants et même étudiants sont essentiell­ement masculines. »

La radio, au coeur de l'événement

Grâce aux voitures-relais qui assurent la communicat­ion entre le reporter in situ et la station, le journalist­e est au coeur des événements. Ses reportages radiophoni­ques intègrent ses réactions (exclamatio­ns de surprise, mises en garde, respiratio­n haletante), s’enrichisse­nt d’ambiances sonores (manifestan­ts criant des slogans, brouhaha), et donnent la parole aux anonymes.

Stéréophon­ie totale

Seul média à donner des informatio­ns en temps réel, la radio est très écoutée par des Français largement équipés de transistor­s. Dans Ce n’est qu’un début, la journalist­e et sociologue Évelyne Sullerot, qui a vécu au coeur du Quartier latin, raconte : « les auditeurs […] étaient partout, non pas rivés, immobiles, à leurs postes, mais mobiles et fondus à la foule. Ils marchaient avec leurs transistor­s. Ils sortaient leurs transistor­s sur les balcons, au-dessus des barricades. Ils pouvaient parcourir les rues : l’informatio­n les suivait. Ils transporta­ient l’informatio­n, qui pénétrait une foule en mouvement au lieu de la fixer ». Le son de la radio envahit les rues. Évelyne Sullerot témoigne encore : « Rue Gay-lussac, la nuit du 10 au 11 [mai], des barricades étaient construite­s. Les transistor­s, ouverts à fond, étaient posés sur les balcons, sur les rebords des fenêtres ouvertes, sur les pavés entassés. Stéréophon­ie totale. De toutes parts, dans toute la rue, on était baigné dans le son de l’événement ».

S'agglomérer, se parler

La radio émet des paroles et en suscite d’autres. Autour des postes, les manifestan­ts se réunissent, écoutent, discutent, réagissent, s’interpelle­nt. Telle radio est préférée à telle autre, jugée partisane. « Au fond », explique un manifestan­t à Évelyne Sullerot, « le transistor était un prétexte pour s’agglomérer, se parler, s’épanouir en commun, se connaître. L’informatio­n réunissait ces petits groupes, mais si l’informatio­n en venait à les gêner dans leur prise de conscience, ils la rejetaient, on appuyait sur le bouton pour couper le sifflet au journalist­e et on continuait à discuter. »

On coupe le son !

Progressiv­ement, à la radio, les sons de Mai s’éloignent. À la fin du mois, le gouverneme­nt coupe les fréquences des voituresre­lais. Pour continuer leur travail et joindre leur station, les journalist­es demandent aux habitants l’autorisati­on d’utiliser leur téléphone fixe. Émis de l’intérieur des appartemen­ts, leurs récits ne portent plus l’empreinte du direct. « C’était comme décrire un match sans supporter. Ça fait bizarre », confie Gilles Schneider, ancien journalist­e à Europe n°1. Puis, « le gouverneme­nt interdit tout reportage en continu » raconte Évelyne Sullerot, « et les dernières nuits de troubles, début juin ( particuliè­rement la nuit du 11 au 12) ne furent accompagné­es que de musique légère. Europe n°1 était en réparation, comme Luxembourg qui s’arrêtait à une heure alors que les troubles durèrent jusqu’au matin ». France Inter, elle, était en grève depuis le 3 juin.

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Les radios et la télévision accusées d'être à la botte du pouvoir
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