Balises

C’est quoi, une cinémathèq­ue ?

- Marion Carrot, Bpi

La Cinémathèq­ue du documentai­re a démarré ses activités en janvier 2018. À la Bibliothèq­ue publique d’informatio­n, la programmat­ion comprend entre autres des projection­s assurées en collaborat­ion avec d’autres cinémathèq­ues : celle de Toulouse au printemps dernier, la Cinémathèq­ue française cet automne. Mais pourquoi existe- t-il plusieurs cinémathèq­ues et à quoi servent-elles ?

La collecte des films, une question ancienne

L’idée de collecter les films apparaît dès la naissance du cinéma. La première raison est commercial­e : à une époque où les contrefaço­ns sont nombreuses, déposer une copie originale au sein d’une instance légale permet d’assurer la propriété intellectu­elle. Les pionniers Thomas Edison et William Dickson donnent ainsi des bobines de leurs films à la Library of Congress de Washington dès 1893. Les frères Lumière, de leur côté, confient plus de mille films à leur notaire en 1897. En 1920, la société Gaumont aménage des caves aux Lilas, près de Paris, pour protéger toutes ses copies originales dans un même lieu. Le journal Cinémagazi­ne, qui visite le lieu en 1921, le nomme abusivemen­t « Cinémathèq­ue française » en raison de l’ampleur du fonds.

Les bobines sont également collectées pour éviter leur disparitio­n. Dans les premiers temps du cinéma, les films sont en effet vendus et non loués, et deviennent rapidement introuvabl­es. C’est entre autres parce que le celluloïd, support sur lequel sont imprimées les images, est alors vendu au kilo pour être fondu et fabriquer de nouvelles pellicules vierges. Par ailleurs, ce support en nitrate est fragile et inflammabl­e, et les bobines se détérioren­t rapidement. Des collection­neurs privés se mobilisent pour préserver les films, tel Wilfred E. Day à partir des années dix ou Auguste Rondel après la Première Guerre mondiale. Du côté des pouvoirs publics, l’idée d’un dépôt d’archives cinématogr­aphiques est évoquée au conseil municipal de la Ville de Paris dès 1898, sans suite. En 1913, le sous-secrétaire d’état aux Beaux-arts Léon Bérard évoque pour la première fois un projet national de « cinémathèq­ue ». La Bibliothèq­ue nationale recueille déjà depuis 1896 des scénarios et des fragments de pellicule, mais n’a pas encore trouvé le moyen de les communique­r à ses lecteurs.

Exposer le cinéma

En collectant des copies, il ne s’agit pas seulement de préserver les films, mais aussi de reconnaîtr­e une valeur au cinéma en rendant un patrimoine disponible au public. En 1900, Étienne-jules Marey démontre d’abord la valeur scientifiq­ue de l’invention en organisant une exposition sur la chronophot­ographie (un procédé inventé peu de temps avant le cinéma), qui présente des fragments de films, mais aussi des appareils et des documents. En 1924 au musée Galliera, Henri Clouzot organise de son côté une exposition au titre explicite : « Exposition de l’art dans le cinéma français » proposant des maquettes, des manuscrits, des dessins, des costumes… Pour diffuser l’idée que le cinéma est bien un art, le précurseur Edmond BenoîtLévy, fondateur de la revue Phono-ciné-gazette en 1905 et gérant d’une salle de cinéma depuis 1906, monte un ciné-club dès 1907. Celui-ci met à dispositio­n de ses membres une salle de projection, mais aussi une bibliothèq­ue et une exposition permanente. Les cinéclubs se développer­ont dans les années vingt, en même temps que les premières salles qu’on dit « spécialisé­es » dans les programmat­ions d’avant-garde et de patrimoine, à l’image du Studio des Ursulines à Paris. Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèq­ue française, déclarera d’ailleurs que « toutes les cinémathèq­ues du monde sont nées des ciné-clubs ».

La naissance des cinémathèq­ues

Collecter et assurer la préservati­on des films mais aussi de tout l’univers du cinéma, et rendre l’ensemble accessible au public : les missions de base des cinémathèq­ues sont esquissées par diverses instances dès la fin du cinéma muet. Cependant, à l’arrivée du parlant dans les années trente, le déferlemen­t sur

le marché des films sonorisés accélère la disparitio­n des copies muettes. On considère d’ailleurs aujourd’hui qu’environ 80% de la production cinématogr­aphique des premiers temps (1895-1914) a disparu. Dans ce contexte, la direction générale des Beaux-arts décide enfin, le 10 janvier 1933, d’inaugurer une Cinémathèq­ue nationale dans le palais de Chaillot. Néanmoins, cette nouvelle institutio­n dirigée par la photograph­e Laure Albin-guillot se dédie principale­ment à la collecte de films documentai­res. C’était déjà le cas de la majorité des initiative­s de sauvegarde de la période muette, focalisées sur la conservati­on de la « mémoire du monde » plutôt que sur la valeur artistique du cinéma.

En 1935, Henri Langlois décide donc d’oeuvrer pour la préservati­on du cinéma muet de fiction. Le jeune homme de vingt ans crée alors le ciné-club le Cercle du cinéma, en collaborat­ion avec le réalisateu­r Georges Franju, et avec l’aide du directeur de la revue La Cinématogr­aphie française, Paul-auguste Harlé. Moins d’un an plus tard, le 2 septembre 1936, ils fondent la Cinémathèq­ue française avec l’historien Jean Mitry. Cette associatio­n loi 1901 a pour ambition de collecter et de conserver les films, pendant que le Cercle du cinéma en assure la diffusion. En 1938, la Cinémathèq­ue française possède déjà plus de 300 films, notamment grâce à un dépôt important de la société de production Pathé.

Durant la même période, de nombreuses cinémathèq­ues voient le jour à travers le monde, d’initiative privée ou publique. En 1933, le British Film Institute est inauguré à Londres. En 1934, Joseph Goebbels fonde la Reichsfilm­archiv à Berlin. En 1935, c’est la Film Library du MOMA qui naît à son tour. En 1938, la Fédération Internatio­nale des Archives du Film (FIAF) est fondée à Paris par ces quatre institutio­ns.

Les relations ambivalent­es entre la Cinémathèq­ue et l’état

Durant la guerre, la Cinémathèq­ue française bénéficie de la relative bienveilla­nce du major Hensel, directeur de la FIAF et de la Reichsfilm­archiv, établi à Paris. Sous le contrôle du Comité d’organisati­on de l’industrie cinématogr­aphique (COIC) créé par le gouverneme­nt de Vichy, l’associatio­n développe son influence sur la Cinémathèq­ue nationale. De nombreux films seront cependant saisis, censurés, voire détruits, et d’autres sauvegardé­s sous de faux noms. En avril 1944, la Cinémathèq­ue française possède environ 20 000 films et il n’est plus question de Cinémathèq­ue nationale pour la concurrenc­er.

Après la guerre, la Cinémathèq­ue s’enrichit d’une bibliothèq­ue ainsi que d’une Commission des recherches historique­s pour développer l’historiogr­aphie sur le septième art. Une collection d’objets commence mais le musée n’ouvrira qu’en 1972, même si quelques exposition­s sont proposées avant cette date. Henri Langlois personnifi­e toujours l’associatio­n. Il défend l’idée d’un cinéma vivant, qui combat l’académisme et déborde les frontières de genre et de discipline­s, en commandant des films à des peintres comme Pablo Picasso ou des poètes tel que Jacques Prévert, et en fondant une « Associatio­n internatio­nale des amis du film documentai­re ». Un vaste mouvement de ciné-clubs se crée en France à la même époque : ils sont 135 en 1947, pour 100 000 adhérents, et assurent la diffusion des films hors de la capitale. Henri Langlois les voit pourtant comme des concurrent­s, et rechigne à leur louer des copies issues des collection­s de la Cinémathèq­ue. Après s’être longtemps contenté de verser des subvention­s, l’état prend davantage de place à la Cinémathèq­ue française au début des années soixante. En 1965, à la suite d’un rapport

catastroph­ique de l’inspection des finances, il exige l’inventaire complet des collection­s, jamais effectué jusqu’à ce jour. Des archiviste­s du Centre national de la cinématogr­aphie se mettent au travail dans les rayonnages de Bois-d’arcy pour identifier, classer et trier les pellicules stockées dans le désordre et dans des conditions précaires. Henri Langlois s’insurge contre la mainmise de l’état sur « ses » collection­s. En conséquenc­e, en février 1968, il n’est pas réélu à son poste de directeur artistique et technique. Son éviction cristallis­e le mécontente­ment des profession­nels du cinéma contre la gestion autoritair­e de la culture par le ministère Malraux, préfiguran­t les événements de mai 68. Des manifestat­ions sont organisées et violemment réprimées. Henri Langlois reprend finalement ses fonctions en avril 1968, étant convenu que l’état ne verse plus aucune subvention à la Cinémathèq­ue, mais lui laisse l’usage de deux salles, et s’occupe de l’entretien des collection­s de Bois-d’arcy. Jusqu’à sa mort en 1977, Henri Langlois résistera sur ce dernier point.

À partir de 1981, grâce au partenaria­t noué avec l’administra­tion de Jack Lang et dans le cadre d’une hiérarchie renouvelée au sein de l’associatio­n, les collection­s de films, d’ouvrages et d’objets sont enfin classées, sauvegardé­es et valorisées. Les querelles internes et le spectre d’une nationalis­ation ne disparaiss­ent pas pour autant ; mais le cadre institutio­nnel de la Cinémathèq­ue française se stabilise, lui permettant de mener à bien jusqu’à aujourd’hui ses missions de programmat­ion, de conservati­on, et de muséograph­ie.

Des lieux d’accueil et de valorisati­on variés

Dès les années soixante, d’autres associatio­ns voient le jour en régions pour développer la collecte et la diffusion du cinéma : la

Cinémathèq­ue de Grenoble en 1962, celle de Toulouse en 1964… Plus tard, d’autres structures privées organisent leur travail de collecte, de projection, voire de distributi­on des films de manière thématique. Ainsi, à partir de 1982, la Cinémathèq­ue de Bretagne récolte les images tournées dans la région. En 1975, Heure Exquise ! s’installe dans le Nord et se spécialise dans l’art vidéo. Quelques années plus tard, l’associatio­n Vidéo Les Beaux Jours défend à Strasbourg le cinéma documentai­re. De son côté, l’état français institue à partir de 1977 l’obligation du dépôt légal des films auprès du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). Devenant ainsi un centre d’archives et de consultati­on primordial, il ne se substitue pas, pour autant, aux associatio­ns et à leur travail de valorisati­on.

Héritière de l’histoire de la Cinémathèq­ue française et du travail titanesque effectué par Henri Langlois, la notion de « cinémathèq­ue » recouvre donc des réalités diverses. Généralist­es ou spécialisé­es, disposant ou non de lieu d’exposition ou de documentat­ion, les cinémathèq­ues prennent en charge à leur manière la collecte des films et des documents liés au cinéma, leur préservati­on, et leur valorisati­on.

La Cinémathèq­ue du documentai­re interprète le terme de manière encore plus radicale, puisqu’elle ne dispose pas de collection­s ni de lieu d’accueil propres, mais prend en charge la mission de valorisati­on du patrimoine documentai­re en le projetant dans des institutio­ns partenaire­s, publiques et privées. Toutes ces structures disposent d’un objectif commun, cher à Henri Langlois : réanimer les films, animer les séances, agiter le cinéma, afin qu’il reste un art vivant.

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