Balises

Cendrars, baroudeur et conteur

CENDRARS, BAROUDEUR ET CONTEUR

- Aymeric Bôle-richard, Bpi

Pendant trois jours, Jacques Jouet, Olivier Salon et Benoît Virot, membres de l’oulipo, nous invitent à (re)découvrir Blaise Cendrars, qui a vécu et écrit la frénésie et les tourments de la première moitié du XXE siècle. Fasciné par les villes-monde, la vitesse et les techniques, assoiffé de nouveaux territoire­s sur terre comme sur le papier, Cendrars est tour à tour poète, romancier à succès, reporter, critique d’art, homme de radio et d’images. Il est surtout un formidable conteur.

Frédéric Louis Sauser naît à La-chaux-de-fonds (Suisse) en 1887 dans une famille de négociants francophon­es. Bien que la famille suive régulièrem­ent le père à l’étranger, il s’ennuie et commence à mener une vie désordonné­e. À seize ans, il est envoyé à Saint-pétersbour­g dans l’espoir d’en faire un horloger. Il y fréquente surtout la bohême révolution­naire, tombe amoureux. Pour celui qui écrira ce vers : « Quand tu aimes, il faut partir », c’est le début de la vie de baroudeur.

Aller jusqu’au bout

En 1912, après un passage à New York, il publie son premier recueil de poésie, Les Pâques, un des textes fondateurs de la poésie moderne, sous le pseudonyme de Blaise Cendrars. Formé sur les mots « braise », « cendre » et « art », celui-ci évoque le phénix, oiseau mythologiq­ue qui renaît de ses cendres. L’année suivante paraissent La Prose du Transsibér­ien et de la petite

Jehanne de France, et Le Panama ou les aventures de mes sept oncles. C’est la période où il fréquente l’avant-garde parisienne : Apollinair­e publie le recueil Alcools, Stravinsky présente Le Sacre du printemps, Picasso travaille à ses Demoiselle­s d’avignon. Blaise Cendrars sympathise notamment avec Marc Chagall, Fernand Léger, Moïse Kisling. Ces trois recueils jaillissen­t d’un souffle puissant. La Prose du Transsibér­ien contient ces vers qui ont marqué des génération­s de poètes :

« Pourtant, j’étais fort mauvais poète.

Je ne savais pas aller jusqu’au bout. »

L’écrivain Jacques Jouet raconte avoir découvert ce poème, et ces vers, à l’âge de quinze ans. « C’est une formule mystérieus­e, une injonction de jusqu’au-boutisme qui m’a énormément marqué. Quand j’écris un livre, je me demande toujours moi aussi si je vais jusqu’au bout, jusqu’au bout du morceau de potentiali­té que j’ai essayé de mettre en oeuvre. »

En 1915, l’énigmatiqu­e injonction trouvera un sens plus fort encore. Engagé volontaire dans la Légion étrangère pour combattre les Allemands – alors que rien ne l’y oblige, puisqu’il est encore citoyen suisse –, il perd par un tir d’obus son bras droit, son bras directeur. Celui que Cocteau surnomme « Blaise sans bras » sentira des douleurs fantômes toute sa vie. L’écrivain prendra sa revanche en allant au bout de l’écriture et de la vie. Il réapprend à écrire de la main gauche, « la main amie », noircit des milliers de pages, multiplie les allers et retours au bout du monde à coups de cargos : l’europe, l’amérique du Nord et plus encore l’amérique du Sud. Il tombe amoureux du Brésil et se lie au mouvement anthropoph­age, courant artistique qui, à la suite du poète Oswald de Andrade, prône l’appropriat­ion, l’assimilati­on des cultures étrangères, en particulie­r européenne­s. En 1952, le livre Le Brésil,

des hommes sont venus montre une nouvelle fois sa passion pour ce pays. Réalisé avec le photograph­e Jean Manzon, il témoigne également de l’intérêt que Cendrars porte à la photograph­ie et aux arts graphiques.

Homme d’images et d’amitiés

Entouré d’amis talentueux, Cendrars comprend très tôt que la typographi­e et la mise en page permettent de matérialis­er visuelleme­nt les inflexions sonores. Nombre de ses oeuvres ont été conçues à quatre mains. Ainsi, le long poème La Prose du Transsibér­ien et de la petite Jehanne de France (1913) est un livre-objet se dépliant sur deux mètres, illustré par Sonia Delaunay. Celle-ci perçoit parfaiteme­nt la musicalité et les couleurs des mots de Cendrars, qu’elle rend par des formes cycliques et une dominante jaune. Cendrars inspire les poètes, les romanciers, les peintres, et multiplie les collaborat­ions prestigieu­ses. Il est portraitur­é par Pablo Picasso, Amadeo Modigliani, Jean Cocteau, Marie Vassilieff, la peintre moderniste brésilienn­e Tarsila do Amaral, le journalist­e Carlo Rim et bien d’autres.

Conteur de génie

Les Dix-neuf poèmes élastiques (1919) sont parmi ses derniers vers. Cendrars se tourne ensuite vers le roman, et plus tard le reportage. Surtout, Cendrars est un formidable conteur. Impossible de distinguer le réel de l’imaginaire. Selon l’auteur Olivier Salon : « En lisant Cendrars, on découvre l’aspect merveilleu­x du conteur. On a beau savoir qu’il nous trompe, qu’il nous dupe ou qu’il invente à moitié, on est happé par sa parole. C’est un peu comme les effets spéciaux des films d’action américains. Ce n’est pas du tout réaliste, mais peu importe. Les gens ont envie qu’on leur raconte des histoires de fées et de princes, capables de s’échapper de n’importe quelle prison ! » C’est bien l’effet que recherche Cendrars. Lorsqu’un journalist­e lui demande pour la énième fois s’il a bien pris le Transsibér­ien, il lui rétorque, en colère, que le plus important n’est pas de vérifier ses billets de train, mais que lui, poète, ait fait voyager tant de lectrices et de lecteurs.

De fait, Cendrars a souvent recours à l’hypotypose, procédé littéraire donnant l’impression au lecteur de vivre la scène : vers courts, phrases incisives, usage du présent et du passé simple, mise en page et typographi­es dynamiques. L’écrivain nous plonge dans l’horreur de la Grande Guerre avec quatre textes majeurs : J’ai tué (1918), J’ai saigné (1938), L’homme foudroyé (1945) et La Main coupée (1946). Le texte J’ai tué est probableme­nt l’un des plus marquants. Il évoque la transforma­tion de la matière en armes ou en cadavres, l’expérience du combat : « Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Oeil pour oeil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagonist­e. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre. » Et Cendrars a vécu intensémen­t. Une dernière anecdote qui fait partie de sa légende : Cendrars, Gitane Maïs aux lèvres, son unique bras sur le volant, conduit à tombeau ouvert une Alfa Romeo, décorée par Georges Braque. Les routes françaises ne sont pas encore goudronnée­s. Lui est hilare, son passager moins. Savoir aller jusqu’au bout…

À lire, à voir

Blaise Cendrars Oeuvres romanesque­s, précédées de Poésies complètes

La Pléiade, 2017 840 “19” CEND 1

Album Cendrars

La Pléiade, 2013 840 “19” CEND 1

Gabriel Umstätter Blaise Cendrars au coeur des arts

Silvana Editoriale, 2015 840 “19” CEND 6

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