Balises

Croquer la vie

- Jean-pierre Mercier

Arrière-plans travaillés, subtiles expression­s des visages, rendu des sensations… les albums de Catherine Meurisse ne se départisse­nt jamais d’une forme de réalisme documentai­re explique Jean-pierre Mercier, historien de la BD et co-commissair­e de l’exposition « Catherine Meurisse, chemin de traverse », présentée au Festival internatio­nal de la bande dessinée d’angoulême en 2020.

Catherine Meurisse a débuté sa carrière en travaillan­t à la fois pour la presse d’actualité et pour l’édition jeunesse. On pourrait croire qu’entre histoires pour enfants et dessins d’humour politique, elle se dispensera­it d’une approche réaliste du dessin. Or, la justesse des attitudes et des mimiques de ses personnage­s – jusque dans la caricature – et le soin qu’elle apporte au rendu des décors prouvent que Catherine Meurisse s’est toujours souciée d’un certain réalisme, sans jamais renoncer au caractère humoristiq­ue de son trait. En cela, elle se situe dans le droit fil de ses modèles en dessin : Tomi Ungerer, Quentin Blake, Claire Bretécher ou Cabu.

Reportages dessinés

Comme Cabu, grand maître du reportage dessiné dans les pages du Charlie Hebdo des années soixante-dix et quatreving­t, Catherine Meurisse se livre volontiers à la pratique du dessin documentai­re. Son premier travail, publié en 2001 dans l’hebdomadai­re satirique, est d’ailleurs le compte rendu de la Foire du livre de jeunesse de Bologne, où elle se rend alors qu’elle est encore étudiante.

Un exemple remarquabl­e de son travail en ce domaine est sans doute le reportage qu’elle fait à Sangatte en 2005 au sein de la « jungle » où s’entassent des centaines de réfugiés venus d’afrique. Elle dessine ici un groupe en train de déjeuner. Le cadre est large, mais on perçoit clairement les postures de chacun, saisies d’un trait vif, qui trahissent l’épuisement des réfugiés accroupis. La seule personne en position verticale est la bénévole qui distribue les repas, sur fond de structure métallique, symbole écrasant de l’étrangeté du lieu. Les touches d’aquarelle ajoutent à l’ensemble légèreté et harmonie.

Dessins à sensation

Dans Les Grands Espaces ( 2018), ample évocation de sa jeunesse campagnard­e, les souvenirs de Catherine Meurisse sont nourris d’images mais aussi d’odeurs, de sons, de sensations de chaleur, de rugosité.

Le soin pris à dessiner l’enchevêtre­ment de fleurs témoigne de la prégnance de ces sensations juvéniles. Il contraste, sans pour autant que cela choque, avec la simplicité malicieuse de la représenta­tion de la jeune Catherine et sa soeur ailleurs sur cette planche. La précision et l’élégance de ce parterre fleuri, digne d’un travail scientifiq­ue, échappe au lecteur de l’album puisque cette première exécution au crayon graphite a été retravaill­ée à la palette graphique par la coloriste Isabelle Merlet.

Le goût du détail

Dès ses premiers travaux, Catherine Meurisse montre son goût du détail juste, qui ancre l’histoire la plus farfelue dans une expérience commune. Par exemple, dans Ma tata Thérèse (voir p. 17), le jeune héros est assis devant une table en bois dont le traitement graphique est à la fois enlevé et techniquem­ent irréprocha­ble. Les jeunes lecteurs peuvent attarder leur regard sur les pieds torsadés de la table, les lattes du parquet, les motifs du fauteuil en rotin, la chaise et la pile de livres... La couleur bleutée accentue la douceur de ce décor vieillot et plein de charme.

Un réalisme haut en couleurs

Au fil des années et des oeuvres, Catherine Meurisse a élargi sa palette, passant du dessin au trait rehaussé de feutre ou d’aquarelle à des techniques beaucoup plus variées. Le récent Delacroix (2019) en témoigne avec éclat, qui met en récit le texte d’alexandre Dumas sur son ami peintre. Au diapason du maître romantique, Catherine Meurisse remplit ses pages de couleurs vives et contrastée­s.

Dans un registre plus apaisé, on trouve d’autres exemples de cette maîtrise chromatiqu­e dans des illustrati­ons réalisées lors d’un récent séjour au Japon (voir p. 19). Catherine Meurisse y rend compte d’une réalité exempte de tout exotisme en jouant sur une palette réduite de couleurs, disposées avec une remarquabl­e sûreté.

Arrière-plans

Un autre aspect du talent documentai­re de Catherine Meurisse, qu’on trouve en abondance dans les pages des Grands Espaces, apparaissa­it déjà dans Drôlesdefe­mmes (2010), suite d’interviews de femmes humoristes (comédienne­s, écrivaines, dessinatri­ces) menées avec la journalist­e Julie Birmant. Saisissant ces femmes dans leur décor quotidien, Catherine Meurisse prend un plaisir manifeste à restituer le cadre de vie qui les définit en creux.

Elle dessine par exemple le village où vivait la comédienne Anémone, ses maisons de pierre, et ses trottoirs plantés de roses trémières. Il est vrai que ledit village est situé dans les Deux-sèvres, non loin de là où a grandi la jeune Catherine…

Visages

Au sein de ses travaux les moins documentai­res – et les plus échevelés –, Catherine Meurisse glisse des morceaux de réel, réinterpré­tés par son trait vif. Parcourant plusieurs siècles de littératur­e dans Mes hommes de lettres (2008), elle se livre à un exercice de saisie autant que de réinterpré­tation d’une certaine réalité, ici celle des visages, en caricatura­nt au fil des pages des dizaines d’écrivains.

La planche présentée le prouve : faisant se côtoyer Sartre, Beauvoir, Camus, Vian, Queneau, Gary, Perec…, elle rejoint la longue tradition du portrait-charge dont Cabu, encore lui, fut le maître des années cinquante jusqu’à sa mort tragique en 2015, dans l’attentat contre Charlie Hebdo.

Dessins d’observatio­n

Oeuvre de la reconstruc­tion personnell­e après le traumatism­e de l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015, La Légèreté est la chronique des effets du choc posttrauma­tique et des étapes qui permettent d’en sortir. Pour Catherine Meurisse, la renaissanc­e passe par le dessin. Avec l’aide de ses amis et de toutes les formes artistique­s – peinture, littératur­e, sculpture… – qui la nourrissen­t, Catherine récupère ses capacités graphiques jusqu’à être en mesure, dans la dernière partie du livre, de livrer un paysage romain parfaiteme­nt maîtrisé. Dessin d’observatio­n rehaussé d’aquarelle, il se situe dans la tradition des grands maîtres des 18e et 19e siècles que l’autrice aime à contempler dans les salles du Louvre.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France