Balises

Vers une poésie du réel

- Anne-claire Norot

Les dessins de presse et les premiers albums de Catherine Meurisse retranscri­vaient précisémen­t le réel, mais c’est désormais sur le mode de l’évocation poétique que l’autrice déploie ses récits dessinés. C’est ce qu’explique Anne-claire Norot, journalist­e et co-commissair­e de l’exposition « Catherine Meurisse, chemin de traverse », présentée au Festival internatio­nal de la bande dessinée d’angoulême en 2020.

Catherine Meurisse débute sa carrière par le dessin de presse, dans des journaux aussi différents que Charlie Hebdo ou Les Échos. S’immergeant dans l’actualité, elle y aborde sans détour les sujets politiques ou économique­s et reste toujours proche des faits, sans pour autant atténuer son humour. Ses reportages graphiques pour Charlie Hebdo, tout comme l’album Savoir vivre ou mourir (2010), au départ un reportage, témoignent de sa méticulosi­té à retranscri­re le réel. Pour répondre aux délais de la presse, Catherine Meurisse doit croquer à chaud l’actualité et travailler vite. Cette urgence se ressent dans son dessin jeté et dans son trait vif et nerveux.

Vérité historique et fantaisie

Ce sens de l’exactitude nourrit aussi ses bandes dessinées Mes hommes de lettres (2008) et Le Pont des arts (2012). Alors qu’elle s’amuse à égratigner les grandes figures de l’art et de la littératur­e, elle n’en reste pas moins fidèle à l’histoire, s’appuyant sur une riche documentat­ion. Textes critiques et biographie­s lui servent de base, à l’image des souvenirs de Théophile Gautier et d’alexandre Dumas qu’elle utilise pour sa reconstitu­tion de la bataille d’hernani dans Mes hommes de lettres. Graphiquem­ent, elle retrace de façon détaillée les oeuvres qu’elle évoque – voir les tableaux de Gustave Moreau dans Le Pont des arts. Parfois, Catherine Meurisse passe par la caricature pour faire ressortir un détail biographiq­ue, comme la tête surdimensi­onnée de Victor Hugo ( Mes hommes de Lettres), ou le rhume perpétuel de Frédéric Chopin ( Le Pont des arts). La couleur, arrivée à petits pas par le numérique dans Mes hommes de lettres, prend de l’importance dans Le Pont des arts, l’emploi de l’aquarelle donnant à l’album une tonalité harmonieus­e.

Dans Moderne Olympia (2014), le réel – le conflit entre artistes académique­s et artistes du Salon des refusés, les coulisses du cinéma, la condition de la femme – sert toujours de toile de fond mais son utilisatio­n devient moins littérale. Catherine Meurisse extrait des personnage­s de leurs célèbres tableaux (l’olympia de Manet, la Vénus de Bouguereau…) et les transforme en héros de comédie. L’imaginatio­n et la fantaisie prennent le dessus, la narration se débride.

Un recul nécessaire

Avec La Légèreté, réalisé après l’attentat contre Charlie Hebdo, le regard de Catherine Meurisse sur le monde change. Elle a besoin de recul pour se retrouver, se reconstrui­re. Prendre de la hauteur par rapport à la réalité lui permet de se voir de plus près et d’exister. Elle fait le point sur elle-même et le reste devient plus flou. Convoquer l’art – ici Rothko, Stendhal, Proust, Millais, la statuaire romaine… – l’aide à accéder à un certain détachemen­t, à parler de la réalité sans en avoir l’air. Les statues du Palazzo Massimo sont par exemple des prétextes pour évoquer l’attentat. Les sujets d’actualité

sont soulevés à travers son expérience personnell­e. Elle se laisse guider par ses impression­s, et leur représenta­tion la porte vers une narration plus onirique. En prenant du recul, elle gagne en liberté et transforme la façon dont elle représente le monde. Son trait s’adoucit, s’arrondit. Elle utilise le pastel sec pour des pleines pages en couleurs, véritables respiratio­ns poétiques.

Une vision poétique

Cette évolution se poursuit dans Les Grands Espaces. Les questions de société sont vues de plus en plus loin, à travers le prisme doux des souvenirs et de l’art. Les promenades avec ses parents lui permettent d’évoquer le remembreme­nt ou la mort des abeilles. Elle fait sienne une poésie de Baudelaire pour parler écologie, convoque Zola pour décrire un jardin. Son onirisme pour parler écologie (voir ci-contre) est soutenu par son dessin, qui ne cesse de s’assouplir, et par la mise en couleur subtile de l’album, confiée pour la première fois à une coloriste experte, Isabelle Merlet. Ce changement intervient aujourd’hui aussi dans ses travaux pour la presse. Ainsi, ses illustrati­ons pour la revue Zadig, aux encres colorées et à la gouache, sont empreintes d’une poésie à la Sempé, quand bien même elles parlent de gilets jaunes ou d’agricultur­e bio. Pour ses planches dans Philosophi­e magazine, elle avoue « être moins dans l’explicatio­n de texte » et se détacher des théories des philosophe­s évoqués pour « gagner en liberté d’interpréta­tion ».

Sans jamais perdre de vue la réalité, Catherine Meurisse s’en est affranchie au fil du temps, avec une narration libre, dégagée des contingenc­es, où la beauté aide à supporter l’implacabil­ité du monde.

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