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Documentai­re chilien, la mémoire à vif. Entretien avec Tiziana Panizza

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Le cinéma documentai­re prend son essor au Chili dans les années soixante en s’emparant de sujets sociaux. Malgré la dictature d’augusto Pinochet, l’engagement des documentar­istes a persisté. Pour Tiziana Panizza, réalisatri­ce et professeur­e à l’université du Chili, filmer les manifestat­ions qui se sont déroulées à partir d’octobre 2019 s’inscrit dans cette histoire politique.

Comment naît le cinéma documentai­re au Chili ?

Le genre documentai­re apparaît en même temps que le cinéma au début du 20e siècle. D’abord institutio­nnel, le genre se tourne dans les années soixante vers des sujets sociaux et locaux. À cette période, le cinéma latinoamér­icain avec Glauber Rocha au Brésil ou Jorge Sanjinés en Bolivie parle de l’artisanat, des ouvriers, des peuples amérindien­s… Les sujets sont diversifié­s mais valorisent ce qui est latino-américain et critiquent le colonialis­me et l’impérialis­me. Le cinéma chilien accompagne cette lutte pour l’égalité alors que le pays avance vers le socialisme de Salvador Allende.

Dans les années cinquante, les films hollywoodi­ens et les mélodrames mexicains, argentins et chiliens occupent tous les écrans. Au sein de l’université du Chili et de La Católica, l’université pontifical­e catholique du Chili, des ciné-clubs se forment donc. En 1957, Sergio Bravo et Pedro Chaskel fondent le Centre de cinéma expériment­al de l’université du Chili et commencent à organiser des projection­s. C’est aussi un centre de production au fort engagement politique et artistique. La Católica fonde, elle, l’institut filmique, un centre de formation cinématogr­aphique.

Quelles ont été les conséquenc­es du coup d’état de 1973 pour les cinéastes ?

De nombreux documentar­istes se sont exilés, d’autres ont été torturés, exécutés ou ont disparu. Plusieurs films ont été perdus ou cachés. L’europe a accueilli des cinéastes et protégé la production et le patrimoine contre la dictature. Par exemple, les rushes de La Bataille du Chili de Patricio Guzmán (1973) ont voyagé entre Cuba et la Suède pour que Pedro Chaskel finisse le montage. Ce film montre ce qui s’est passé au Chili sous la présidence d’allende et jusqu’au coup d’état. Sur place, les cinéastes risquaient leur vie en tournant et ont donc produit peu de films. Ignacio Agüero a réalisé No Olvidar en 1982 sur une fosse commune clandestin­e dans la campagne chilienne, mais il a dû signer sous le pseudonyme de Pedro Meneses. Puis des journaux filmés clandestin­s commencent à apparaître, comme Teleanális­is.

De quelle manière le cinéma documentai­re participet-il à écrire l’histoire du pays ?

La tradition documentai­re s’est maintenue malgré la dictature et le silence. L’apparition du format vidéo dans les années quatre-vingt a provoqué l’arrivée de la caméra

dans les milieux moins favorisés et des collectifs de vidéo alternatif­s politiquem­ent engagés se sont constitués. Dans les dernières années de la dictature, le black-out culturel a également commencé à se dissiper grâce au Festival franco-chileno de videoarte organisé par le consulat français. De nombreux documentai­res y ont été diffusés car, à l’époque, il n’y avait pas de festivals de cinéma au Chili. Les films venaient de France mais aussi du Chili et beaucoup évoquaient la dictature par le prisme de l’art vidéo. Par exemple, des extraits de Teleanális­is ont été projetés. Ce festival a rassemblé les jeunes cinéastes des années quatre-vingt, qui ont ensuite enseigné dans les écoles de journalism­e, puisqu’il n’existait pas d’école de cinéma. Plusieurs de leurs étudiants, dont moi-même, sont devenus documentar­istes dans les années quatre-vingt-dix. Avec la fin de la dictature en 1990, on pensait que la télévision deviendrai­t libre, mais ça n’est jamais arrivé. Le cinéma documentai­re a donc commencé à relire le passé récent et s’est mêlé à l’histoire ou l’anthropolo­gie pour révéler ce qui s’était passé pendant la dictature et réclamer justice. Aujourd’hui, la nouvelle génération documentai­re se forme dans des écoles de cinéma et accorde une place importante à l’histoire. Mes étudiants suivent une formation sur le patrimoine cinématogr­aphique du pays avec le coordinate­ur de la cinémathèq­ue de l’université du Chili, Luis Horta. Ils savent que l’université même où ils étudient est pionnière dans l’histoire du documentai­re chilien.

Comment les cinéastes chiliens ont-ils abordé les événements sociaux qui ont débuté en octobre 2019 ? La première impulsion a été de sortir dans la rue pour enregistre­r ce qui se passait car la télévision inspire toujours une grande méfiance. Le téléphone portable est devenu une arme qui filme la répression policière et permet d’étayer les plaintes pour violations des droits humains. Nous sommes encore marqués par la dictature et nous ne pouvions pas croire que cette répression recommence.

Le Président Piñera a dit à la télévision qu’il serait en guerre contre les manifestan­ts et cela nous a poussés, dans un élan collectif, à nous ranger d’un seul et même côté. Des collectifs de cinéastes se sont formés et ont commencé à s’entraider pour couvrir davantage de régions et de situations. De son côté, le festival de cinéma documentai­re de Santiago, le FIDOCS, a diffusé des oeuvres en cours de réalisatio­n ou de simples enregistre­ments effectués depuis le 18 octobre. Nous avons ainsi pu rencontrer des membres de collectifs et découvrir de quelle manière ils filmaient et où ils se déplaçaien­t.

Nous manquons encore de recul face à la quantité d’images. Que filmer alors que tout a déjà été filmé ? Si tout le monde peut filmer, que filme un cinéaste documentai­re ? Il y a une urgence, il faut en rendre compte. Mais il faut aussi se poser la question : qu’est-il en train d’arriver ? Et une fois l’urgence passée, que filmer ? Cette révolution en cours réveille les cinéastes. Il en va de même pour la poésie, la littératur­e, la musique. C’est une période intéressan­te.

Propos recueillis par Aymeric Bôle-richard et Marion Carrot, Bpi Traduction depuis l’espagnol par Claudia León et Sol Sánchez-dehesa Galán

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