L’histoire en amateur
En 1975, la télévision diffuse Laviefilmée, sept épisodes sur l’histoire des Français réalisés à partir de films tournés par des amateurs entre 1924 et 1954. Jean Baronnet, l’un des producteurs, a raconté la genèse de la série à Gilles Ollivier, enseignant d’histoire et chercheur associé à la Cinémathèque de Bretagne, spécialiste du cinéma amateur.
Comment vous êtes-vous intéressé aux films d’amateurs ?
J’avais été ingénieur du son au cinéma et je faisais du reportage à la télévision depuis 1968. Je montrais un grand mépris pour le cinéma amateur. Pour moi, le cinéma réclamait des connaissances techniques.
Tout a commencé en 1973 lors d’une émission pour FR3, Les Trois Vérités. L’émission était constituée pour moitié de plateau et pour l’autre d’un film. J’avais été chargé de faire ce film avec l’historien Philippe Ariès. Le sujet était la famille, il s’agissait de montrer les variations des types familiaux. Avec Jean-pierre Alessandri, le producteur, nous nous sommes dit qu’il serait bien d’insérer des home movies. Sa secrétaire, Catherine Mamet, nous a alors parlé d’un film dans lequel son père avait capté ses premiers pas au bois de Boulogne. C’était vers 1942, elle marchait de façon hésitante et il y avait derrière elle deux soldats allemands qui passaient. À ce moment-là, j’ai réalisé que le cinéma d’amateur était un matériau historique.
Comment avez-vous rassemblé les films amateurs pour produire la série ?
À partir de cette émission, Jean- Pierre Alessandri et moi-même avons envisagé de faire un recensement des films d’amateurs et de les montrer. Pendant deux ans, personne n’a voulu du projet La Vie filmée, personne ne croyait que l’histoire de France pouvait passer par des films d’amateurs. Mais Jean-pierre Alessandri travaillait avec Maurice Cazeneuve, le président de FR3. C’est donc finalement la troisième chaîne, en 1975, qui a accepté le projet.
À peu près six mois avant la date de diffusion, un appel aux films a été lancé à la télévision. En un mois, nous avons reçu une avalanche de films que nous transformions en 16 mm pour la diffusion : 300 000 mètres de films ont été transférés. Une dizaine de visionneurs sélectionnaient ce qui était important avant le transfert en 16 mm.
Les films ayant été tournés à des vitesses trop élevées, il y avait un effet de cinéma muet, les gens avaient des gestes saccadés. Nous avons donc décidé, toutes les trois images, de doubler la dernière. Du coup, La Vie filmée a une cadence pas tout à fait naturelle, mais ça donnait tout de même un effet plus humain. Ensuite, les sept émissions ont été montées en même temps, en deux ou trois mois.
Comment avez-vous structuré chaque épisode ?
Nous avons donné 3 000 mètres de pellicule, soit cinq heures, à chaque réalisateur, pour cinquante- deux minutes d’émission. Avant le transfert en 16 mm, j’avais supervisé l’équipe des visionneurs. Nous attribuions des étoiles et les plus beaux films visuellement avaient toujours l’avantage sur les autres car tout le monde n’avait pas de connaissances suffisantes pour reconnaître des personnages historiques. Je me souviens un jour être passé derrière un visionneur. Je l’ai fait arrêter : on voyait le colonel de La Rocque, personnalité controversée de la droite chrétienne et résistant durant la guerre, sortir d’une maison et rentrer dans une voiture. Il ne l’avait pas reconnu, il ne le connaissait pas.
Tous les réalisateurs et auteurs, en particulier Claude Ventura, Jean Douchet, Agnès Varda et Georges Perec, étaient convaincus de la qualité des images. Ils étaient convaincus qu’un cinéaste amateur pouvait avoir un oeil de créateur, qu’il pouvait y avoir des génies du
cinéma spontané. En regardant les images, ils voulaient rencontrer les cinéastes amateurs. Dans certains cas, ils filmaient cette rencontre. Agnès Varda l’a beaucoup fait, elle voulait que les gens soient vus. Les autres avaient sans doute peur de casser le rythme de l’émission. Ce n’est une critique ni pour les uns ni pour les autres. J’ai pensé qu’à partir du moment où les réalisateurs avaient été choisis, il fallait leur laisser de la liberté.
Pourquoi avoir terminé l’émission sur l’année 1954 ?
La plupart des images aux alentours de 1955 et après ressemblaient de façon catastrophique à ce que l’on voyait à la télévision – les zooms par exemple. Et puis, il y avait davantage de fictions proposées. Aujourd’hui, il faudrait revoir ces films.
Comment expliquez-vous le succès de l’émission ?
Le public ne faisait pas la différence entre cinéma professionnel et cinéma amateur, dans la mesure où il ne portait un jugement que sur ce qu’il voyait. De plus, les images suscitaient un phénomène de reconnaissance : ça ressemble à la maison que j’avais ! j’étais sur la plage la même année ! Les gens ne disent jamais cela quand ils voient des films de fiction. Les cinéastes amateurs eux-mêmes, la plupart du temps, n’avaient plus de projecteur. Les films n’avaient donc pas été vus depuis longtemps, parfois jamais. Je me souviens d’un ami qui a vu ses parents danser sur la plage de Deauville dans les années trente. C’était la première fois qu’il voyait ce film. En général, pour les déposants des films, c’était extrêmement émouvant.