Boukan - le courrier ultramarin

Françoise Vergès

- Chercheuse - La Réunion

«Le féminisme ne peut être qu’antiracist­e, anticapita­liste, anti-impérialis­te, car ce sont des modèles de pensées et d’organisati­ons de la société basés sur l’oppression des femmes. »

Chercheuse, politologu­e et militante, Françoise Vergès écrit sur la mémoire de l’esclavage, l’histoire coloniale, la créolisati­on, Frantz Fanon ou Aimé Césaire. Ce qui l’anime : décolonise­r les institutio­ns, les mentalités, les arts, le féminisme, en commençant par soi-même. Elle publie un livre majeur dans l’histoire des femmes qui s’intitule Un féminisme décolonial. Un essai puissant qui ne cesse de faire débat, car il pose « les questions qui fâchent. » Il met en évidence les ambiguïtés du féminisme occidental qui, sans en prendre conscience, est tout de même influencé par une pensée capitalist­e et colonialis­te.

Comment votre enfance et votre adolescenc­e ont nourri et orienté les sujets de vos recherches ?

Je suis très attachée à la Réunion où j’ai passé mon enfance, mais aussi où j’ai beaucoup appris. Je viens de l’océan Indien dans une géographie où l’Afrique et l’Asie se rencontren­t. Sur cette île qui a connu l’esclavage et la colonisati­on, j’ai pu m’entraîner à déceler les traces de cette histoire dans le paysage, mais aussi dans les rapports de classes sociales et raciales. Ma mère était journalist­e et féministe, elle m’emmenait partout avec elle. J’étais frappée par l’incroyable exploitati­on des femmes ouvrières agricoles ou lavandière­s ou domestique­s, mais encore plus, par l’invisibili­té de ces femmes. La lecture, le cinéma, la culture étaient extrêmemen­t importants dans ma famille. J’ai grandi dans un milieu qui encouragea­it l’intérêt pour le monde et la diversité. Je pense que mes parents m’ont transmis cette curiosité et cette envie de comprendre les mécanismes par lesquels le monde se construit.

Ce mot d’outre-mer, que signifiait-il pour vous à cette époque et aujourd’hui?

Je le détestais et quand on me disait que j’étais ultramarin­e, je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. Aujourd’hui, je l’utilise entre guillemets ou je cite directemen­t : Martinique, Guadeloupe, Réunion, Guyane, Mayotte, Kanaky-Nouvelle Calédonie, Polynésie… Je trouve que c’est un mot colonial, on est “l’outre-mer” de quoi? C’est la France qui est notre “outre-mer ”. Ce mot efface l’histoire, la culture et la géographie de ces territoire­s. La Kanaky, c’est le Pacifique, Martinique et Guadeloupe c’est les Caraïbes, la Guyane c’est l’Amérique du Sud. Quand on dit “outre-mer ”, c’est comme si la France était un soleil autour duquel des petits satellites tournaient. C’est vraiment une formule administra­tive, mais qui ne reflète aucune réalité.

Vous dites être « étonnée de l’entêtement à oublier l’esclavage, le colonialis­me et les Outre-mer dans l’analyse de la France actuelle. Plus encore que l’empire colonial, les "outre-mer" ne font pas partie de l’histoire contempora­ine. »

Jusqu’aux années 80, on n’enseignait pratiqueme­nt pas qu’il y avait eu de l’esclavage. Encore aujourd’hui, c’est un enseigneme­nt qui n’est pas consolidé. Une année on l’enseigne, une année non. Ce n’est pas comme les rois et les reines de France ou comme la Deuxième Guerre mondiale. Beaucoup de Français savent à peine que leur pays a été la deuxième

« LE FéMINISME NE PEUT êTRE QU’ANTIRACIST­E, ANTI CAPITALIST­E, ANTI-IMPéRIALIS­TE CAR CE SONT DES MODèLES DE PENSéES ET D’ORGANISATI­ONS DE LA SOCIéTé BASéS SUR L’OPPRESSION DES FEMMES. »

puissance esclavagis­te après l’Angleterre dans la traite négrière. Beaucoup de Français sont convaincus que c’est la France qui, dans sa grande générosité, a aboli l’esclavage, ça fait partie du récit républicai­n. Ils ne savent pas que c’est le résultat de luttes incessante­s des esclaves. En 1962, le message porté par l’état et la société est : le colonialis­me c’est fini, on est sorti de la guerre d’Algérie, on ferme le chapitre, maintenant la France va s’enrichir et se moderniser. à la suite de ce geste, disparaît peu à peu ce que l’état appelle les “outre-mer ”.

Selon vous, la mentalité coloniale existe toujours en France. Comment se manifeste-t-elle ?

Elle existe dans la manière de nommer les “noirs” et les “Arabes”. Par contre, si vous dites les “blancs”, les gens sont tout de suite choqués. Ils disent « Comment pouvez-vous utiliser ce terme, il n’y a qu’une race, la race humaine», mais ils se moquent de nous. Tout montre qu’il n’y a pas une race humaine, évidemment pas au sens scientifiq­ue, mais dans la vie sociale de tous les jours. La société française ne s’est toujours pas décolonisé­e. On sait par exemple que des dirigeants des foyers Sonacotra étaient d’anciens adjudants d’Algérie. Il y a des préfets qui ont couvert des crimes et des répression­s dans les colonies et qui sont devenus préfets en France. La mentalité coloniale c’est de ne toujours pas

vouloir comprendre que la France s’est enrichie grâce à l’exploitati­on des colonies hier et encore aujourd’hui grâce à l’exploitati­on de toutes ces terres dites d’outre-mer.

« LES HUMAINS NE RENONCENT JAMAIS AU DéSIR DE LIBERTé. »

Un combat déterminan­t à l’intérieur de votre travail de chercheuse, c’est la mémoire douloureus­e de l’esclavage et la possibilit­é de se réappropri­er cette histoire. Vous parlez dans un de vos ouvrages, La mémoire enchaînée, question sur l’esclavage, d’une mémoire et d’une histoire vivante encore aujourd’hui.

Je cherchais à saisir la manière dont les gens continuent à faire vivre cette histoire de l’esclavage. Comment est-elle transmise de manière consciente et inconscien­te? Elle s’exprime à travers les langues créoles, la musique, les rituels, la poésie… Honorer les ancêtres qui se sont battus ou qui sont morts sous les chaînes est aussi une façon de maintenir cette mémoire vivante non pas dans un esprit victimaire, mais dans un esprit de résistance. « C’est de là que nous venons et nous ne l’oublierons pas. » Les descendant­s d’esclaves parlent de leurs ancêtres comme s’ils parlaient de leurs parents. Ils nourrissen­t un lien très fort. J’avais aussi envie de comprendre comment l’esclavage avait modelé le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui au niveau idéologiqu­e, au niveau des représenta­tions, au niveau économique. Des familles, des villes se sont enrichies. Les industries françaises ont été profondéme­nt transformé­es par la traite. En retour, les Français se sont habitués au tabac, au café, au sucre, au coton… Des habitudes qui paraissent banales aujourd’hui, mais qui étaient des produits de l’esclavage. Je m’intéresse également à la question du consenteme­nt. Comment le système fabrique-t-il du consenteme­nt ? L’esclavage a duré 4 siècles et malgré tout, les esclaves n’ont jamais arrêté de se battre. Les humains ne renoncent jamais au désir de liberté.

« JUSTE APRèS LA GUERRE, L’éTAT FRANçAIS DéCIDE DE NE PAS DéVELOPPER LES “OUTRE-MER ”.

Vous avez commencé à être reconnue sur la scène nationale avec un livre important intitulé Le ventre des femmes - Capitalism­e, racialisat­ion, féminisme. C’est une histoire encore très peu connue en 2019.

En juin 1970 à La Réunion, un médecin est appelé au chevet d’une jeune femme de 17 ans. Il la découvre baignant dans son sang. Il se rend compte que c’est la conséquenc­e d’un avortement mal fait donc il prévient la police. L’avortement est sévèrement puni à cette époque en France. Des médecins comme des femmes sont menacés de prison. Sur l’île depuis un an, il y avait des rumeurs à propos d’une clinique, mais on ne faisait pas d’enquête, car le directeur de la clinique était un ami de Michel Debré, il était protégé. Avec cette affaire, le pouvoir a été obligé d’ouvrir une enquête et on découvre que des milliers de femmes depuis le milieu des années 60 ont été avortées et stérilisée­s sans leur consenteme­nt dans cette clinique de l’île. On leur disait « vous devez subir une petite opération pour autre chose ». Certaines étaient enceintes de 3 mois, 5 mois. On leur faisait une anesthésie générale et le matin elles avaient été avortées, certaines stérilisée­s. C’est la sécurité sociale qui payait ces interventi­ons. Comme ils ne pouvaient pas déclarer un avortement, ils déclaraien­t d’autres actes chirurgica­ux très onéreux. Il y a eu un détourneme­nt massif. Les médecins étaient milliardai­res. Le scandale éclate. Le dernier procès a eu lieu en février 1971. Aucun médecin blanc ne sera puni. Seul un infirmier réunionnai­s et un chirurgien d’origine marocaine ont été interdits d’exercer pendant un certain temps et qui ont dû payer une amende. Je voulais comprendre comment cette affaire avait pu avoir lieu dans une clinique à La Réunion. C’était forcément connu du pouvoir. Pourquoi ça avait été couvert? En tirant tous les fils, j’ai découvert que, juste après la guerre, l’état français décide de ne pas développer les “outremer ”. Deux solutions ont été mises en place : l’émigration, avec la création du bureau pour les migrations appelé Bumidom, et le contrôle des naissances. Ces deux politiques ont fortement été appliquées dans les années 60. L’état adopte ce discours : « si des femmes font des enfants, elles sont responsabl­es de la pauvreté ». Ce sont donc les femmes de la Réunion qui vont devenir responsabl­es de la pauvreté de l’île et non pas les politiques post-coloniales. Les médecins ont été totalement couverts par cette politique d’état. Il y a eu un silence absolu autour de cette affaire qui est à l’image de ce qui est constammen­t mis sous silence dans, ce qu’on appelle, les “outre-mer ”.

Pendant longtemps, vous vous êtes dite militante du mouvement de la libération des femmes et puis vous avez décidé récemment de dire « je suis une féministe décolonial­e ».

Venant de l’île de la Réunion, le féminisme me semblait être une histoire de bourgeoise­s. C’était un mot de l’état français colonial, c’était un féminisme très civilisate­ur. Quand je suis arrivée en France à la fin des années 70, le mouvement de la libération des femmes me plaisait beaucoup : il y avait “mouvement”, il y avait “libération”, il y avait “femmes ”. Depuis quelques années, je peux dire que je suis féministe, car il y a toute cette jeune génération en France qui fait ressurgir un féminisme de combat, antiracist­e, anti-capitalist­e. Il y a aussi cette résurgence des mouvements féministes du Sud dans lesquels je me reconnais.

Pourquoi avoir lié le féminisme à la décolonisa­tion ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?

C’est la suite de la réflexion initiée dans Le ventre des femmes. Je voulais comprendre pourquoi le mouvement de libération des femmes en France n’avait rien dit, rien fait, n’avait pas contribué à une réflexion. Je voulais poser cette question qui n’avait jamais été posée : « le féminisme français ne devrait-il pas se décolonise­r ? » Le féminisme décolonial vient du féminisme du Sud. Il est porté par des femmes esclavagis­ées, des femmes des colonies, des femmes post-colonisées, des femmes aujourd’hui. Et aussi par des femmes en France qui revendique­nt que la lutte féministe ne peut être qu’antiracist­e, anti-capitalist­e, anti-impérialis­te, car ce sont des modèles de pensées et d’organisati­ons de la société basés sur l’oppression des femmes.

Selon vous, le féminisme français que vous appelez “civilisati­onnel ” rejoue la fameuse mission civilisatr­ice de la colonisati­on.

Depuis le XVIe siècle et jusqu’à aujourd’hui, l’Occident croit à sa mission civilisatr­ice qu’il doit accomplir sur le reste du monde. Le féminisme français dominant s’inscrit dans ce sillage. Il est persuadé d’être le seul à savoir ce qu’est l’émancipati­on des femmes. Il est convaincu de devoir libérer les femmes du Sud. Ce féminisme est fondé sur la conviction que le Nord est naturellem­ent ouvert à l’égalité entre les femmes et les hommes et que le Sud serait naturellem­ent hostile. Alors qu’en France l’égalité est loin d’être gagnée… L’obsession du voile et de tout ce qui se passerait en Afrique (mariages forcés, excisions…) sont les manifestat­ions de ce féminisme. L’an dernier, des milliers d’ouvrières agricoles marocaines ont fait grève. Aucun journal n’en a parlé. Ces actions ne sont pas médiatisée­s, car elles ne correspond­ent pas à l’image caricatura­le et fabriquée des femmes voilées, opprimées et muselées. Quand les femmes se sont jointes aux grandes manifestat­ions dans le Rif, les médias ont préféré parler du burkini.

Vous dites que « le féminisme du Nord a réécrit l’histoire des luttes de femmes pour minorer ou déconsidér­er l’action des femmes du Sud dans les luttes anti

coloniales et anti-impérialis­tes.»

C’est un féminisme qui existait déjà, mais qui avait été masqué par le féminisme du Nord. Les femmes du Sud sont toujours présentées comme des victimes qu’il faut aller sauver. Pourtant, les luttes des féministes du Sud existent depuis longtemps et lient plus aisément les inégalités de genres et les inégalités raciales au système capitalist­e. En Argentine, un million de femmes se battent contre les féminicide­s, pour les droits des peuples autochtone­s et contre le néo-libéralism­e. Au Brésil, des milliers de femmes ont manifesté, après l’assassinat de Maria Franco, contre l’homophobie, contre le racisme, contre le néo-libéralism­e, contre le néo-fascisme. En France, les femmes racialisée­s de l’industrie du nettoyage mènent aussi des luttes importante­s depuis quelques années. Elles forcent les syndicats à tenir compte du genre, de la classe, de la race, de la précarité, de la vulnérabil­ité, de la migration.

Ainsi, vous dites qu’il est important de se « ressaisir des récits de lutte des femmes esclaves et des femmes marronnes qui révèlent l’existence d’un féminisme antiracist­e et anticoloni­al dès le XVIe siècle ». Pourquoi ? Pouvez-vous nous citer quelques-unes de ces héroïnes ?

Si Olympes de Gouges (femme de lettres et politique, considérée comme l’une des pionnières du féminisme français) mérite le nom de féministe, Sanité Belair, la mulâtresse Solitude, Claire, la queen Nanny et bien d’autres le méritent tout autant. Sanité Belair était une révolution­naire et officière de l’armée haïtienne. Elle a été capturée et tuée par l’armée napoléonie­nne en 1802. Claire était une grande maronne en Guyane, elle a mené la guerre avec une communauté marronne contre le pouvoir colonial esclavagis­te. Elle a été assassinée avec son compagnon devant leurs enfants. La mulâtresse Solitude a lutté en Guadeloupe contre le rétablisse­ment de l’esclavage. Elle a été arrêtée enceinte et tuée après son accoucheme­nt. Le pouvoir colonial a récupéré l’enfant, car en tant qu’esclave, il représenta­it un capital. Queen Nanny était une grande guerrière jamaïcaine. Elle a créé une communauté maronne souveraine. Après la signature d’un traité, les Anglais n’avaient pas le droit d’entrer dans cette partie de la Jamaïque. Pour moi, elles font partie de la grande histoire des luttes féministes. Elles transforme­nt l’idée du féminisme en menant des luttes anti-racistes, des luttes pour la liberté et l’égalité de tous. Leurs luttes raisonnent avec la phrase d’Aimé Césaire : « Tant que tout le monde n’est pas libre, je ne suis pas libre. » Pour moi, elles ouvrent la voie au féminisme décolonial.

 ?? ?? Photo Laure Chatrefou
Photo Laure Chatrefou
 ?? ??  La Fèt Kaf, célébratio­n de la proclamati­on de l’abolition de l’esclavage le 20 décembre, chez le célèbre musicien de maloya Danyel Waro. Photo Marie Manecy
 La Fèt Kaf, célébratio­n de la proclamati­on de l’abolition de l’esclavage le 20 décembre, chez le célèbre musicien de maloya Danyel Waro. Photo Marie Manecy

Newspapers in French

Newspapers from France