Boukan - le courrier ultramarin

Béatrice Agouinti

- Agente territoria­le à Maripasoul­a - Guyane

«Pour nous les Aluku, la richesse ce n’est pas le matériel, c’est l’être humain»

Béatrice Agouinti est née dans l’un des lieux les plus sacrés de Guyane, à l’aube d’un redécoupag­e territoria­l d’ampleur de ce départemen­t. Elle voit le jour en 1968 à Boniville. Ce village de cases en bois peint bordé par le fleuve Lawa et la forêt est l’un des sites les plus importants de l’histoire des Aluku de Guyane, descendant­s d’Africains déportés.

Ce village fut nommé en l’honneur du chef et grand-guerrier Boni qui pris la tête de puissants groupes d’esclaves rebelles (ou Noirs-Marrons) qui opérèrent notamment des raids punitifs contre les maîtres des plantation­s esclavagis­tes de la colonie hollandais­e, frontalièr­e avec la colonie de Guyane française, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

à sa naissance, Boniville est englobé dans le territoire très contesté de l’Inini, un périmètre qui mettait sous le contrôle du préfet d’état la quasi-totalité des habitants de la Guyane dont la vie était aussi régie par la coutume. “Comme le veut la coutume, j’ai été élevée par ma grand-mère qui vivait à Cayenne [alors distante à deux jours de pirogue et plusieurs heures de voiture de Boniville, NDLR]. J’aurais aimé que ça dure plus longtemps, mais à l’âge de 5 ans ma grand-mère est décédée. J’ai alors passé une grande partie de mon enfance dans le home de Maripasoul­a”, commune fluviale située en amont de Papaïchton.

Ce home, pensionnat catholique tenu par des soeurs où étaient envoyés les enfants amérindien­s, créoles et bushinengu­és (descendant­s des Noirs-Marrons) est implanté à Maripasoul­a justement en 1969. “J’ai souvenir que je pleurais beaucoup, mais après on s’habitue et on n’avait pas le choix, c’était pour les études”. Les études justement, Béatrice les quittera précocemen­t, car elle tombe enceinte à 16 ans. «Pour moi c’était difficile, mais heureuseme­nt les Aluku sont des gens solidaires. S’il y a une naissance, tout le monde va s’entraider”. Puis, elle donne naissance à une deuxième petite-fille. Quelques années plus tard, elle est employée au collège de Maripasoul­a, puis au home, pour assister les enfants et faire le ménage. Finalement, elle décide « d’avancer » et réussit le concours d’agente territoria­le spécialisé des écoles maternelle­s.

« La femme Aluku est très responsabl­e, autonome » et d’une manière générale, « la femme en Guyane a totalement sa place dans la société » énonce Béatrice qui définit la Guyanaise comme quelqu’un « qui s’en sort bien ». « Pour moi une femme ne reste pas à la maison pendant que l’homme bosse. Mais elle travaille, elle a le temps de partir en vacances, elle fait des tas de choses. » Et c’est bien le cap que suit cette arrière-petitefill­e du gran man Difu, ancien chef suprême des Aluku. « Pour nous les Aluku, la richesse ce n’est pas le matériel, c’est l’être humain » explique celle qui a donné naissance à quatorze enfants et qui est vivement impliquée dans le milieu associatif.

Cette implicatio­n fait de Béatrice une personnali­té très connue à Maripasoul­a, bourgade de 11 000 habitants. On sait où trouver cette femme élégante lorsqu’il est question de pangi, ces pagnes d’une grande beauté brodés au point de croix ou faits d’appliqués et de patchwork.

“Quand j’étais chez les soeurs, nous avions des ateliers de couture. Les Aluku font aussi beaucoup de couture. On apprend ça très jeune, comme ça. J’avais laissé tomber et puis un jour j’ai repris. Depuis, quand il y avait des animations je portais les pagnes que je me fabriquais donc je me suis fait remarquer comme ça.”

“J’ai eu envie d’enseigner la fabricatio­n des pagnes pour garder la tradition, car ceux que l’on porte sont intégralem­ent faits main et si on ne veut pas oublier la technique il faut du monde pour l’enseigner » revendique-t-elle. Et elle met un point d’honneur à l’enseigner « bénévoleme­nt » dès qu’on lui demande d’animer des ateliers couture et broderie mettant en lumière les savoirfair­e noirs-marrons auprès des scolaires et du grand public. Elle le fait régulièrem­ent lors d’évènements qui se déroulent dans le centre du village, et depuis 2018 auprès des scolaires des villages amérindien­s, situés à plus d’une heure de pirogue.

«Même les gens qui avaient tendance à délaisser la couture y sont retournés”, s’enthousias­me la profession­nelle qui a à coeur le maintien des connaissan­ces locales et la valorisati­on de la culture bushinengu­é. D’ailleurs, sur le fleuve Lawa qui fait la jonction entre le Suriname et la Guyane, le vêtement brodé n’est pas du tout en perte de vitesse. « Les gens ont toujours tendance à mettre le pagne dans les villages. Moi quand je rentre à la maison je mets le mien et il m’arrive de le mettre pour aller au travail». «C’est bien que Maripasoul­a grandisse, mais on doit garder un côté naturel et notre culture, c’est important». Ce message a été compris par ses enfants. En attestent deux de ses filles qui sont aujourd’hui danseuses dans la formation

Angui fu shi, groupe de percussion­s, chants et danses traditionn­els aluku très réputé.

De fil en aiguille, Béatrice fut invitée à participer en mai 2019, comme plusieurs autres habitants du fleuve, à un programme intercultu­rel et transnatio­nal (Le Triangle des cultures) à Porto-Novo, capitale du Bénin, l’un des pays ensanglant­és par l’esclavage et la traite négrière. Ce voyage l’a profondéme­nt touchée. “On a pu voir que nos cultures se ressemblai­ent. Par exemple, là-bas, comme chez nous, il y a beaucoup de respect pour le python que nous on appelle “papa gadu”. Et là-bas il y a aussi des peuples qui disent qu’ils sont des “Aluku”… Je suis allée au Bénin et je me suis sentie comme chez moi.»

Texte de Marion Briswalter

Photo de Joub

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Photo Joub

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