Boukan - le courrier ultramarin

BUMIDOM, un chapitre oublié de l’Histoire de France

- Texte de Jadine Labbé Pacheco Illustrati­ons de Jessica Oublié, extraits de la BD Peyi An Nou. Remercieme­nts Audrey Virassamy

Quitter sa terre natale avec l’espoir d’une vie meilleure. C’était le voeu formulé par des milliers de Guadeloupé­ens, Martiniqua­is, Réunionnai­s et Guyanais. Le rêve qu’on leur avait promis. “On”? Le Bureau pour le développem­ent des migrations dans les territoire­s d’Outre-mer, le Bumidom, un organisme créé en juin 1963 par Michel Debré, alors député de la Réunion.

Billet d’avion aller simple tous frais payés, logement et emploi dans l’administra­tion française. Voilà ce que promet le Bumidom aux jeunes des Antilles françaises, de la Guyane et de La Réunion à la recherche de lendemains nouveaux. La France manque de main d’oeuvre, le chômage dans les territoire­s ultra-marins est endémique et le Bumidom est alors jugé comme la meilleure des solutions.

Au total, entre 1963 et 1981, environ 165000 femmes et hommes traversent les océans, direction Paris, le Havre, Nantes, Marseille puis d’autres villes comme Crouy-sur-Ourcq, à plus de 6000 kilomètres de leurs villes ou communes d’origine. Les migrants sont envoyés dans des centres d’adaptation à la vie métropolit­aine avant d’être placés en emploi.

L’arrivée dans l’Hexagone est parfois brutale, l’adaptation difficile. Et la déception, souvent au rendez-vous. La plupart sont pourtant restés et ont fondé une famille. Plus de cinquante-cinq ans après la première vague d’immigratio­n, leurs enfants connaissen­t vaguement cette histoire complexe, traumatiqu­e pour certains, douloureus­e pour d’autres, vécue comme une chance pour quelques-uns, mais dans tous les cas, sujette à un véritable tabou.

Cette histoire-là, Jessica Oublié, met le doigt dessus un peu par hasard. Née dans l’Hexagone de parents antillais, elle décide d’écrire l’histoire familiale, en commençant par celle de Paul, son grandpère. En 1974, il quitte son emploi dans une rhumerie de Darboussie­r en Guadeloupe, car les rumeurs annoncent sa fermeture prochaine. Il achète un billet d’avion avec ses propres moyens. Lorsqu’il s’installe dans le 15e arrondisse­ment de Paris, hébergé par des amis, il a déjà 41 ans et est, à son arrivée, dirigé vers un emploi d’éboueur pour la ville de Paris.

C’est en tapant “1974” et “Antillais à Paris”, dans un moteur de recherche que Jessica Oublié tombe sur le Bumidom. “J’ai cru que mon grand-père était arrivé comme cela, mais quand je lui en ai parlé, il m’a dit “Je n’ai rien à voir avec ces gens-là.” C’est la virulence de sa réponse qui m’a donné envie d’en savoir plus.” Lors d’un déjeuner de famille, la jeune femme remet le sujet sur le tapis. Certains membres de la famille sont nés en Guadeloupe, d’autres dans l’Hexagone. Quelques-uns, d’ailleurs, sont nés de cette histoire. “J’ai eu envie de recoller les morceaux du puzzle, témoigne l’auteure, raconter comment l’histoire familiale avait été cousue et décousue au gré des migrations. Je me suis aussi rendu compte que dans ma famille, si les avis étaient divergents, ils pouvaient aussi être moins hostiles.”

Commence alors un travail de fourmi auquel s’associe l’illustratr­ice Marie-Ange Rousseau, et qui durera deux ans. De leurs recherches naîtra Peyi an nou, une bande dessinée qui remporte en 2018, le Prix de la BD politique France Culture.

« PARTIR, PEU IMPORTE LES CONDITIONS »

Parmi les témoignage­s recueillis par les deux femmes, celui de Brigitte. En 1978, elle est âgée de 21 ans lorsqu’elle prend la décision de quitter la Réunion avec le Bumidom. Il n’y a que deux conditions à remplir : «passer une visite médicale et être libre de tout contrat ». Le jour de son départ, une soixantain­e de filles est présente à l’aéroport. Certaines n’avaient pas de famille, d’autres étaient en conflit avec leurs proches. Toutes n’ont qu’une envie : partir, « peu importe les conditions ». Après onze heures de vol, elles découvrent un territoire où « il faisait kap kap froid ». Elles entament ensuite une formation de deux mois « au centre », à Crouy-sur-Ourq, une commune au nord-est de Paris. Elles y apprennent « la couture, le repassage, le ménage», mais aussi «l’écriture et le calcul». Celles qui désirent être institutri­ces ou vendeuses déchantent rapidement. Brigitte quitte « le centre » peu de temps après son arrivée, lorsqu’une Parisienne l’embauche pour l’entretien de sa maison. Plusieurs décennies plus tard, Brigitte ne regrette rien. Elle est plutôt satisfaite d’être venue en France hexagonale avec le Bumidom.

VENIR à PARIS « POUR SE RAPPROCHER DE SON MARI »

Le 20 juillet 1969, le monde a les yeux rivés sur Neil Armstrong et ses premiers pas sur la Lune. Marie-Jeanne, elle, dépose ses valises au dernier étage d’un immeuble haussmanni­en, à deux pas du Sacré-Coeur. Sa demi-soeur Josiane l’accueille dans une petite chambre de bonne, qu’elles partageron­t.

La Martiniqua­ise de 24 ans désirait se

rapprocher de son mari Jean, qui effectue son service militaire en Bretagne. Elle a laissé derrière elle ses parents, son île et surtout sa fille Micheline, qui vient de souffler sa première bougie. Micheline aujourd’hui âgée de 51 ans raconte son histoire et celle de sa mère, ou plutôt « les bribes qu’elle (lui) donne».

«Ce n’est que depuis la diffusion du film Le Rêve français que ma mère me parle un peu de cette période de sa vie. Elle m’a dit qu’il correspond­ait bien à la réalité, mais elle reste vague. Comme elle n’en parle jamais, je ne sais pas si c’est une période traumatisa­nte de sa vie ou pas. Et puis elle est très pudique», confiet-elle avant de poursuivre :

«À son arrivée à Paris, ma mère a vite déchanté. On l’a envoyée à l’hôpital où elle s’est retrouvée dans une salle où elle devait vider des bacs de sang et d’urine. Elle a tenu un jour. Puis elle a été caissière dans un supermarch­é».

Après deux rudes hivers passés loin de sa fille, Marie-Jeanne lui paye un billet d’avion pour les rejoindre, elle et son conjoint. Pour Micheline, choyée par son grand-père qu’elle surnomme affectueus­ement Papa Doux, la rupture avec sa vie martiniqua­ise est violente. « J’ai pris l’avion avec des amis de la famille. On m’avait juste dit que j’allais acheter des poupées avec ma mère. Je n’ai que très peu de souvenirs, mais je me rappelle d’une chose : quand on est arrivés, ma mère m’a dit : "dis bonjour à ton père". Je lui ai répondu : "mon père est en

Martinique", je ne comprenais pas. Mon père m’a donné une claque. Donc notre premier contact, ça a été ça : une claque », se souvientel­le. La petite famille vit dans le XIXe arrondisse­ment de Paris. Jean travaille pour le concession­naire automobile Simca puis pour Air France. Pendant des années, les larmes ne cessent de couler sur les joues de Micheline. Elle ne supporte ni le froid, ni le bruit et la pollution de Paris. Elle n’a qu’une seule envie : rentrer « chez elle », en Martinique.

LE BUMIDOM, CRITIQUé HAUT ET FORT

Nous sommes alors en pleine période des Trente Glorieuses. Le Bumidom s’adresse à «des volontaire­s conscients des responsabi­lités qu’ils prennent et résolus à accomplir les efforts nécessaire­s pour s’intégrer dans un nouveau milieu économique et social. »

Pour le gouverneme­nt français, cette émigration permet surtout de combler le cruel manque de main-d’oeuvre dans l’Hexagone. Les migrants antillais sont majoritair­ement dirigés vers le secteur des bâtiments publics, la domesticit­é, la catégorie C de la fonction publique et l’industrie automobile.

Le Bumidom favorise aussi une migration spontanée. Ce qu’explique Jessica Oublié dans la bande dessinée Peyi an nou. C’est le cas de son grand-père qui achète son billet d’avion avec ses propres moyens.

Mais dès le milieu des années 60, certains critiquent haut et fort cette migration institutio­nnalisée. Parmi eux, l’écrivain martiniqua­is Aimé Césaire, qui déplore une nouvelle forme de déportatio­n; mais aussi des associatio­ns étudiantes. « Les étudiants antillais étaient en relation étroite avec les étudiants africains, pleinement engagés dans les luttes d’indépendan­ce de leur pays, relate l’auteure. Leur soif de liberté a forcément questionné, réveillé, renforcé leur propre conscience nationale. Lorsqu’ils rentraient aux Antilles pendant les vacances, certains étudiants s’évertuaien­t par le théâtre à sensibilis­er les population­s aux limites de leur vie dans l’Hexagone”.

Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le Bumidom disparaît pour céder la place en 1982 à l’Agence nationale pour l’insertion et la protection des travailleu­rs d’Outre-mer (ANT), renommée Agence de l’Outre-mer pour la mobilité (LADOM) en 1992.

« L’éDUCATION EST UN BON POINT DE DéPART »

Pour la politologu­e féministe Françoise Vergès, le Bumidom fait partie « des chapitres oubliés de l’histoire de France».

Encore aujourd’hui, «l’Outre-mer constitue un point aveugle dans l’histoire française (…) et l’histoire de France, c’est celle des Blancs.»

Pour elle, afin que la société française se transforme, les «oubliés de l’histoire»

doivent se réparer eux-mêmes. Et pour ne plus ignorer ce pan de l’histoire, «l’éducation est un bon point de départ».

VOLONTé D’UN RETOUR « AU PAYS »

Aujourd’hui, Micheline souhaite rentrer définitive­ment « au pays ». Un désir qui ne l’a jamais quittée. Plus jeune, elle s’arrangeait pour y aller tous les étés. «Quand j’arrivais à l’aéroport, je cherchais du regard un chapeau en paille que portaient les pêcheurs, à la recherche de mon grand-père. J’avais le coeur qui explosait quand je le voyais », se rappelle-t-elle.

Elle tente un retour aux sources en 2000, avec ses deux fils. Mais le séjour se passe mal : elle est sous-payée, les enfants ne s’y plaisent pas. Le coeur lourd, elle prend la décision de quitter, une seconde fois, sa terre natale. Dans l’Hexagone, elle met «beaucoup de temps à guérir ses blessures». Aujourd’hui, ses garçons sont grands. Elle prépare ardemment son départ définitif en Martinique. « Le Bumidom m’a arrachée à la Martinique. Ça fait quarante-sept ans que mon coeur pleure, je n’attendrai pas plus longtemps pour rentrer».

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