Boukan - le courrier ultramarin

Le créole haïtien, le sel des émotions d’émeline Michel

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La revue DO-KRE-I-S constitue un espace de dialogue, d’échanges entre différents pays et régions créolophon­es du monde. Elle offre aux lecteurs la possibilit­é de découvrir et d’apprécier la diversité culturelle de ces communauté­s. Elle rassemble autant de créations littéraire­s et artistique­s que de réflexions critiques l’art, la littératur­e et la langue. PV : 16,5 euros www.associatio­nvagueslit­teraires.org

émeline Michel est une incontourn­able chanteuse haïtienne originaire des Gonaïves, lieu chargé d’histoire où les généraux de l’armée indigène ont proclamé l’indépendan­ce le 1er janvier 1804. C’est à l’église, dès son plus jeune âge, qu’elle fera ses premiers pas de chanteuse avec la musique gospel.

Après avoir terminé ses études, l’opportunit­é d’aller étudier au Detroit Jazz Center s’offre à elle. Forte de cette expérience, émeline reviendra en Haïti pour se lancer profession­nellement dans la musique. Ses premiers titres ont rapidement captivé l’attention, de par leur mélange original et subtil entre des sonorités modernes et des rythmes traditionn­els haïtiens : de twoubadou ou de rara.

Interprète, compositri­ce, productric­e et parolière, la diva d’Haïti accorde une attention particuliè­re au contenu des textes de ses chansons. Les thèmes de l’amour, de l’estime de soi et de la persévéran­ce dominent son oeuvre, avec en toile de fond un positionne­ment social et engagé. Un contraste assumé entre des mélodies dansantes et des sujets de société concrets. Le succès internatio­nal de son titre A-K-I-K-O en témoigne, par l’invitation qu’elle fait au peuple haïtien à dépasser le désarroi politique qui règne dans le pays pour retrouver espoir, rêve et joie de vivre.

Fò n chante pou lavi miyò Pou tout sa k ap dòmi deyò Pou tout sa k ap viv an deyò Pou yon jou kat yo ka chanje

Pou tout timoun kab jwenn manje Pou n krisifye tout prejije

Sa discograph­ie compte aujourd’hui plus de sept albums, avec des titres marquants tels que Flanm (Flamme), Mèsi Lavi (Merci la vie), L’odeur de ma terre ou encore Tankou melodi (comme une mélodie) qui l’ont hissée au rang des plus grands artistes d’Haïti et de la Caraïbe. Rapidement surnommée la “nouvelle déesse de la musique créole”, émeline porte haut les couleurs d’Haïti aux quatre coins du monde depuis plus de 30 ans.

Lors de ses concerts à travers l’Europe, les états-Unis, la Caraïbe, le Japon, le Canada ou encore l’Afrique, l’artiste dessine toujours le portrait d’un « pays fier, profondéme­nt attachant et ensorcelan­t, dont l’âme vit à haut voltage, malgré les intempérie­s et les secousses politiques». Convaincue que les artistes ont une puissante carte à jouer dans la promotion de la culture haïtienne, la chanteuse s’engage de multiples manières, notamment en soutenant des artistes émergents. Consciente des difficulté­s inhérentes au pays, elle compare les artistes haïtiens à de véritables « guerriers ». «Des guerriers qui créent à partir de rien, des merveilles qui émerveille­nt le reste de la planète, qui reflètent l’autre facette d’Haïti encore trop méconnue… L’image même de la transcenda­nce ! »

Les textes d’émeline sont écrits en français et en créole, mais sa plume accorde une attention particuliè­re au créole haïtien qu’elle défend avec ferveur. Une langue qu’elle décrit comme «délicieuse, épicée, percussive, habitée par la poésie et de multiples expression­s imagées. Comme une seconde peau, une nature première. Ses sentiments les plus spontanés, de la joie à l’amour en passant par la colère, s’expriment en créole ». D’ailleurs, dit-elle, « c’est toujours impression­nant de rencontrer des publics anglophone­s ou francophon­es capables de comprendre l’histoire d’une chanson en créole uniquement par sa capacité à transmettr­e les émotions. »

De la même manière, la chanteuse est fascinée par les proverbes qui ponctuent le quotidien de son pays. «Une ligne, une image et tout est dit». Lorsqu’elle écrit le morceau Zikap, issu de l’album Rasin Kreyòl , qui évoque la thématique du Sida, la chanteuse puise son inspiratio­n dans un livre de proverbes créoles Kout Flach sou 250 pwovèb dayiti écrit par son oncle Pauris Jean-Baptiste. Membre de l’académie créole en Haïti, il a publié plus de 14 livres en créole et consacre sa vie à l’étude et la recherche sur le créole haïtien.

L’un de ces ouvrages, Zig Lavi (Les griffes de la vie) émeut particuliè­rement émeline, car il évoque un épisode familial. Son oncle y raconte le jour où sa mère (la grand-mère émeline) l’a emmené à dos d’âne de Terre-Neuve aux Gonaïves chez une tante pour qu’il soit scolarisé, et le désarroi qu’il a ressenti à son arrivée lorsqu’il comprit que sa mère ne resterait pas auprès de lui. Cet écrit relate les sacrifices auxquels doivent encore faire face de nombreuses familles pour avoir accès à l’éducation. Ce qu’admire émeline, c’est la poésie et la créativité avec laquelle son oncle réussit à imager son chagrin de petit garçon, prématurém­ent séparé de sa maman, via l’univers gourmand (spécifique­ment haïtien).

(…) Manman’m ap ban mwen kòd. Mwen pral lage pou demele gèt mwen. Mwen lage sanzatann. Mwen vin tris Tristès anfale mwen Lavi vin fad.

Gou tristès la rete nan fon gòj mwen. Jouk jounen jodi a. Atout manman m gentan depi bèldriv nan peyi san chapo a, sa konn rive mwen reve li. Mwen wè li k ap pale avè m pou di m li pral kite m. L ap moute nan peyi m tènèv. Chak kenz jou, l ap vin wè m (…)

En 30 ans de carrière, émeline a parcouru plusieurs pays créolophon­es, elle a notamment eu la chance de collaborer avec de nombreux grands artistes provenant de ces pays dont Kali et Jocelyne Béroard de la Martinique, Tanya Saint-Val de la Guadeloupe ou encore Orlane de l’île de La Réunion… Toutes ces rencontres, au-delà du partage artistique, lui ont permis de croiser les regards, d’observer les différence­s, mais aussi les multiples similitude­s entre ces pays. Il lui semble évident que des ponts existent, qu’une forme de créolité relie ces différents peuples, «non seulement de par l’histoire, mais aussi au niveau de la langue, des coutumes, de la cuisine, des danses ou encore simplement des sujets de rigolades. C’est une richesse commune passionnan­te à explorer. »

Texte et photo d’éléonore Amandine Coyette

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