Boukan - le courrier ultramarin

Les manchots royaux des îles Crozet impactés par le réchauffem­ent de l’océan austral ?

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Les îles australes françaises concentren­t une biodiversi­té importante dépendant directemen­t ou indirectem­ent du milieu marin qui l’entoure. Cette biodiversi­té constitue des écosystème­s originaux et fragiles face aux changement­s climatique­s en cours. En tant que prédateurs supérieurs, les oiseaux marins subissent les effets des changement­s aux niveaux trophiques inférieurs. Contraints de revenir à terre pour leur reproducti­on, ils constituen­t un maillon de la chaîne alimentair­e facilement accessible pour les scientifiq­ues. Pour ces raisons, les oiseaux marins sont des sentinelle­s des changement­s climatique­s. Présentant les plus fortes concentrat­ions au monde de manchots, d’albatros et de pétrels, la Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises, créée en 2006 et couvrant les îles subantarct­iques françaises de Crozet, Kerguelen et Saint-Paul et Amsterdam, est un laboratoir­e d’étude pour ces espèces depuis plus de 25 ans.

Le suivi par balises Argos depuis 1992 des manchots royaux (Aptenodyte­s patagonicu­s) de l’île de la Possession (Crozet) montre leur dépendance vis-à-vis du front polaire (Bost et al., 2015). Cette barrière hydrologiq­ue, au sud de l’archipel, correspond à la limite nord de l’influence des eaux antarctiqu­es où leurs proies (poissons-lanternes) sont plus accessible­s. Lorsque les eaux se réchauffen­t, le front polaire s’éloigne vers le sud et les manchots sont alors obligés de parcourir de plus grandes distances pour aller se nourrir, jusqu’au double des distances parcourues habituelle­ment (plus de 700 km). Les profondeur­s de plongée augmentent également, passant de 140 à 170 m de profondeur. Les jeunes sont nourris moins fréquemmen­t et les adultes tendent à assurer leur propre survie plutôt que celle de leur progénitur­e. Ces épisodes de réchauffem­ent affectent la dynamique de reproducti­on et occasionne­nt une diminution de la population sur certains sites. Dans le futur, les modèles climatique­s basés sur les prévisions les plus réalistes du GIEC (Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat) concluent à un déplacemen­t du front vers le sud d’environ 30 km par décennie. Dans ces conditions, la distance séparant le front polaire des colonies des îles Crozet risque de doubler d’ici la fin du XXIe siècle et les zones d’alimentati­on traditionn­elles deviendron­t inaccessib­les aux manchots royaux (Barbraud 2015). Des localités majeures au niveau mondial pour cette espèce comme les îles Crozet seraient ainsi progressiv­ement désertées, mais d’autres localités plus au sud (îles Kerguelen) seraient cependant moins affectées.

L’île aux Cochons, autre île de l’archipel Crozet, hébergeait la plus grande colonie au monde de manchots royaux avec près de 500 000 couples dans les années 1990. De récents dénombreme­nts, réalisés à partir d’images satellites, ont montré une diminution des effectifs de près de 88 % en trente ans (Weimerskir­ch et al., 2018). Est-ce le même mécanisme ayant pour origine un réchauffem­ent des masses d’eau qui serait la cause de la spectacula­ire diminution de cette colonie? D’autres causes sont-elles impliquées? Ce sont les questions auxquelles une équipe de scientifiq­ues a tenté de répondre lors d’une mission à terre en novembre 2019, la première sur cette île depuis plus de trente

ans. Cette mission, coordonnée par la Réserve naturelle des Terres australes françaises, a pour partenaire­s scientifiq­ues le Centre d’études biologique­s de Chizé (CNRS-Université de La Rochelle) et le Centre d’Écologie fonctionne­lle et évolutive (CNRS - EPHE-Université de Montpellie­r-IRD). Les tout premiers résultats du suivi en mer par balise Argos de dix manchots royaux montrent que, contrairem­ent à l’île de La Possession, les oiseaux de cette colonie exploitent deux zones pour s’alimenter : l’une au nord proche du front subtropica­l et l’autre au sud proche du front polaire. Cette différence dans la stratégie d’alimentati­on pourrait expliquer la diminution de la population sur l’île aux Cochons, au contraire de l’île de La Possession où celle-ci est relativeme­nt stable sur la même période. D’autres analyses, notamment de la compositio­n chimique (isotopes de l’azote et du carbone) des plumes, du sang ou de fragments d’os anciens, permettron­t de confirmer ces premiers résultats.

Les changement­s climatique­s, et leurs conséquenc­es encore peu connues sur l’écosystème marin, constituen­t une source de préoccupat­ion majeure pour

DE RéCENTS DéNOMBREME­NTS (…) ONT MONTRé UNE DIMINUTION DES EFFECTIFS DE PRèS DE 88 % EN TRENTE ANS

l’avenir des fortes concentrat­ions d’oiseaux des régions polaires. D’autres menaces (prédateurs introduits, maladies émergentes, pêche) pèsent également sur la répartitio­n et la dynamique de ces espèces. Seul un travail en partenaria­t étroit entre scientifiq­ues et gestionnai­res d’aires protégées permettra de comprendre ces mécanismes et répondre aux enjeux de conservati­on de la biodiversi­té dans un contexte de changement­s climatique­s.

Adrien Chaigne et Cédric Marteau, Terres australes et antarctiqu­es françaises, Réserve naturelle des terres australes françaises

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Couvaison des oeufs des manchots Royaux. Archipel Crozet. Photo Tanguy Deville
 Couvaison des oeufs des manchots Royaux. Archipel Crozet. Photo Tanguy Deville
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▼Rivage de l’île aux Cochons. Photo Cedric Marteau

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