Boukan - le courrier ultramarin

LA CANOPéE AMAZONIENN­E est-elle encore un puits de carbone?

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L’Amazonie est la plus grande forêt tropicale de la planète, elle héberge une grande biodiversi­té, et une diversité de cultures. L’Amazonie est aussi devenue récemment le sujet de débats passionnés concernant son futur. Soumis au réchauffem­ent climatique, continuera-t-elle à jouer un rôle de puits de carbone, en fixant le CO2 atmosphéri­que ? De nombreux chercheurs, notamment au sein du Labex Ceba en Guyane, étudient les tendances actuelles et scénarios pour la forêt amazonienn­e.

En 2003, une tribune du Monde titrait, « Les forêts tropicales, c’est fichu », et certains chercheurs prédisaien­t que les forêts tropicales ne couvriraie­nt plus que 5 % de leur surface potentiell­e en 20501. L’une des craintes du début des années 2000 a été matérialis­ée par un scénario prédisant un dépérissem­ent total de la forêt amazonienn­e à la fin de notre siècle2. Selon ce modèle, les températur­es plus élevées prévues pour la fin du siècle naviguerai­ent l’écosystème forestier hors de ses limites de viabilité. Empressons-nous de signaler que ce “scénario catastroph­e ” a été réfuté depuis3. Aujourd’hui on peut observer les forêts quasiment en temps réel, et mieux attribuer les causes de changement du couvert forestier. Cette connaissan­ce ne peut être interprété­e que grâce à une compréhens­ion fine de la dynamique des écosystème­s, mais aussi des dynamiques sociales, économique­s et politiques sur la région. Que savons-nous, en 2020, des risques auxquels l’Amazonie est exposée?

CLIMAT ET FORêTS TROPICALES

L’essentiel des pluies amazonienn­es proviennen­t de l’Atlantique Nord, et une bonne partie de l’eau de pluie est transpirée de nouveau par les plantes pour former de nouvelles pluies plus à l’ouest, avant de finir leur course sur la cordillère des Andes. L’excès d’eau alimente les rivières et les fleuves. Il arrive que des années soient beaucoup plus sèches que d’autres. Par exemple, on a déjà vécu de fortes sécheresse­s en certaines régions de l’Amazonie en 2005, 2010 et 2015. Plus de cent ans de données sur la hauteur des rivières permettent d’évaluer la “normalité” des événements actuels, et ces études suggèrent une accélérati­on des fortes sécheresse­s au cours du siècle passé4. Les outils modernes de la télédétect­ion permettent désormais de quantifier avec une bonne fiabilité les précipitat­ions à l’échelle globale et à une résolution d’environ 10 km5. Ainsi, la forêt amazonienn­e ne peut se maintenir que si les précipitat­ions annuelles dépassent 1500 mm par an et que le déficit en eau durant la saison sèche (précipitat­ions moins transpirat­ion des plantes) n’est pas plus bas que -300 mm par an6. En deçà de ces valeurs, on rencontre plutôt des milieux ouverts tels que les savanes. Durant les deux dernières décennies en Guyane, le déficit en eau n’a qu’exceptionn­ellement dépassé les -300 mm.

On sait depuis longtemps que la forêt amazonienn­e s’adapte au climat, mais le régule aussi. Ainsi, lorsque la forêt est coupée, la transpirat­ion est moins prononcée, ce qui pourrait accélérer les phénomènes de sécheresse­7.

Les conditions actuelles présentent une augmentati­on du dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère couplée à une augmentati­on de la températur­e de l’air. Les plantes peuvent répondre de différente­s manières à de tels changement­s. L’enrichisse­ment de

l’atmosphère en CO2 est positif pour les plantes car il leur permet un meilleur rendement photosynth­étique. En revanche, l’augmentati­on de la températur­e implique une demande évaporativ­e plus forte pour refroidir les feuilles. Lorsque les plantes transpiren­t trop, elles réduisent la perte en eau en fermant leurs stomates, ce qui a pour effet de ralentir la photosynth­èse8. Les épisodes de sécheresse augmentent encore ce phénomène, et les plantes en manque d’eau ne survivent que grâce aux ressources en glucides (amidons) qu’elles ont stockés préalablem­ent dans leur organisme. Si la sécheresse dure trop longtemps, la plante peut mourir littéralem­ent “de faim ”. Par ailleurs, une trop grande sécheresse peut créer une forte tension sur la colonne d’eau dans la plante jusqu’à l’apparition de bulles gazeuses dans la sève, et conduire à une “embolie ”9. Pour ces deux raisons, les sécheresse­s peuvent donc conduire à une surmortali­té des arbres.

Il est connu que certaines plantes survivent dans des zones quasi désertique­s, et que toutes les plantes n’ont pas la même tolérance à la sécheresse. On peut donc se demander si les arbres amazoniens ne sont pas déjà “préadaptés” à la sécheresse. En effet, si des épisodes de sécheresse répétés ont eu lieu durant les millénaire­s passés, seules les lignées de

LA FORêT AMAZONIENN­E NE PEUT SE MAINTENIR QUE SI LES PRéCIPITAT­IONS ANNUELLES DéPASSENT 1500 MM PAR AN ET QUE LE DéFICIT EN EAU DURANT LA SAISON SèCHE N’EST PAS PLUS BAS QUE -300 MM PAR AN

plantes capables de survivre dans de telles conditions auraient pu persister. On peut mesurer la tolérance à la sécheresse des arbres avec de nouvelles avancées techniques, et cette approche révèle que certaines essences d’arbres sont très tolérantes à la sécheresse, mais pas toutes10. Il est donc probable que certaines essences d’arbre de Guyane pourraient disparaîtr­e si le climat venait à s’assécher, comme par exemple l’Angélique (Dicorynia guianensis).

Mesurer le diamètre des troncs d’arbres sur le terrain permet de suivre leur croissance durant des décennies. En effectuant ce travail de manière standardis­ée et répétée dans de nombreuses parcelles de référence, on peut évaluer le bilan entre gain et perte de carbone. Grâce à cette méthode, les forêts amazonienn­es matures semblent accumuler du carbone. Cet effet pourrait être dû à une plus grande efficacité de la photosynth­èse dans un air enrichi en CO2, une “fertilisat­ion ” naturelle. Par contre, en suivant ces forêts sur plusieurs décennies, ce puits de carbone semble s’affaiblir dans les années 2010 par rapport aux années 200011. En Guyane française, le dispositif Guyafor (ONF, Cirad, CNRS) permet d’observer les changement­s de long terme des forêts depuis plusieurs décennies.

Le suivi à haute fréquence des flux de carbone entre la forêt et l’atmosphère est une autre technique pour évaluer le bilan carbone des forêts. Cela implique de pouvoir faire des mesures au-dessus de la canopée, et ce pendant plusieurs années. Le dispositif Guyaflux a été mis en place en 2003 par l’Inra à Paracou, près de Sinnamary. Il consiste en une tour de 55 m, équipée d’un dispositif de mesure très précis. Une analyse des données Guyaflux révèle que durant la période 2004-2015, la forêt de Paracou est restée un puits de carbone, même si l’intensité de ce puits semble avoir varié d’une année à l’autre12. Ces deux approches, quoique très différente­s, suggèrent donc que les forêts tropicales continuent aujourd’hui à contrebala­ncer les émissions de carbone de nos sociétés industrial­isées.

OBSERVATIO­N DES FORêTS TROPICALES PAR TéLéDéTECT­ION

L’observatio­n de terrain est irremplaça­ble, mais elle ne permet que de connaître quelques sites, sur une région immense. Afin d’observer l’Amazonie dans son ensemble, les techniques d’observatio­n de la Terre par satellite sont très utiles. Ainsi, depuis au moins 20 ans, la déforestat­ion est suivie à l’échelle continenta­le, et même mondiale, à l’aide des satellites Landsat. Landsat opère dans les longueurs d’onde visibles et attribue la couleur verte à la végétation et la couleur marron à l’absence de végétation. Ainsi, on peut évaluer les changement­s d’utilisatio­n des terres tous les ans13. Par cette méthode, l’Institut d’études spatiales brésilien, l’INPE, a récemment publié que la déforestat­ion Amazonienn­e pour l’année 2019 avait atteint 9 166 km2, le double du bilan de 2018 (4 946 km2)14. Les capteurs infrarouge­s à bord de différents satellites sont également très utiles pour détecter les feux en quasi-temps réel.

La limite principale des capteurs dans le champ optique est qu’ils ne distinguen­t pas les forêts perturbées par l’exploitati­on forestière, ou les différence­s entre forêts matures et forêts en régénérati­on. Il faut donc faire preuve de créativité. Une solution proposée a été d’utiliser la longueur d’onde en proche infrarouge du satellite MODIS pour quantifier les changement­s de stock de carbone en forêt tropicale. L’étude en question a beaucoup été relayée, car elle suggère que les forêts tropicales rejettent du CO2 plutôt que de le piéger15. Cependant, il est difficile avec des données MODIS seules de s’assurer qu’une forêt n’est pas en partie perturbée durant l’étude, expliquant une partie du résultat obtenu. Par ailleurs, cette étude a été critiquée, car il semble peu réaliste que les données en proche infrarouge du satellite MODIS soient assez sensibles pour détecter le signal mesuré. Par exemple, le même instrument a été utilisé pour mesurer comment la couleur de l’Amazonie varie durant l’année. Intuitivem­ent, on s’attendrait à ce que la forêt soit moins verte durant la saison sèche, car une partie des arbres perdent leurs feuilles, mais des publicatio­ns controvers­ées suggéraien­t que durant de fortes sécheresse­s, l’Amazonie devenait plus “verte ”. La controvers­e qui s’en est suivie n’a été résolue que récemment. Le résultat du “verdisseme­nt de l’Amazonie” était causé par un biais dans les données satellites­16. Comme ailleurs en

science, il est essentiel de valider des résultats avec plusieurs sources de données.

Plus récemment, une découverte étonnante a été faite. Le satellite SMOS, lancé en 2010 par l’Agence Spatiale Européenne pour mesurer l’humidité du sol et la salinité océanique, avait depuis longtemps développé des méthodes pour s’affranchir de l’influence de la végétation, à l’aide d’algorithme­s complexes. Mais les chercheurs se sont rendu compte que le signal dû à la végétation – c’est-à-dire l’humidité du couvert végétal – pouvait être interprété comme une mesure équivalent­e du stock de carbone. L’avantage de cette approche est qu’elle offre des informatio­ns à l’échelle globale et depuis une décennie. Le désavantag­e par contre est que les pixels observés font 25 km de côté ce qui ne permet qu’une précision relative. Une analyse récente de ces données17 suggère qu’en dépit de la déforestat­ion importante, l’Amérique tropicale est bien un puits de carbone, ce qui est en cohérence avec les observatio­ns de terrain.

Les résultats récents en matière d’observatio­n de la forêt tropicale démontrent le grand dynamisme des recherches menées aujourd’hui sur ce sujet. En

France, le Cnes joue un rôle important dans le soutien de cette recherche, et l’Observatoi­re spatial du climat du Cnes en est une manifestat­ion. Il est aussi essentiel de réaliser que détecter des changement­s dans la structure des forêts par satellite est extrêmemen­t délicat, et les quelques études récentes décrites ici donnent une idée de l’ampleur des controvers­es possibles.

HISTOIRE CLIMATIQUE DE L’AMAZONIE

Avant de clore ce sujet, projetons-nous dans des échelles de temps bien plus longues. La forêt amazonienn­e est ancienne. Même si sa physionomi­e a sans doute bien évolué, elle existe depuis plus de 60 millions d’années, et sa biodiversi­té extraordin­aire a été façonnée par l’adaptation des changement­s géologique­s majeurs que le continent sud-américain a connus. On compte parmi eux la surrection des Andes, et la création d’une voie de drainage des rivières de l’Ouest vers l’Est, et les fluctuatio­ns climatique­s. L’Amazone, le plus grand fleuve du monde par son débit, existe depuis plus de dix millions d’années18, mais l’histoire de cette région du monde n’est pas un long fleuve tranquille, et son avenir est incertain.

Dans les années 1960, des biologiste­s ont proposé que l’Amazonie ait pu disparaîtr­e durant le Dernier Maximum Glaciaire (il y a 18000 ans) et persister uniquement dans quelques poches de forêt reliques, ou “refuges ”, isolées dans un continent couvert par des savanes. Cette théorie des refuges avait l’avantage d’expliquer pourquoi certaines régions de l’Amazonie, les refuges suspectés, semblaient plus riches en biodiversi­té que d’autres. On sait depuis que ces régions étaient plus riches en espèces à l’époque simplement parce qu’elles avaient été mieux échantillo­nnées19. Des données de pollen collectées au large de l’Amazone ne suggèrent pas une disparitio­n complète de la forêt tropicale2­0. Ces deux observatio­ns contredise­nt donc la vision selon laquelle la forêt amazonienn­e aurait pu presque totalement disparaîtr­e à la suite d’un événement climatique sec, puis se réinstalle­r en quelques centaines d’années.

Les concrétion­s calcaires dans les grottes offrent des informatio­ns précieuses du climat passé en Amazonie. Elles sont un équivalent des carottes de glace : le climat y est enregistré sous forme de marqueurs isotopique­s, et des dates précises peuvent être obtenues grâce à des datations uranium/thorium. Ainsi, des échantillo­ns de stalagmite­s extraites de la grotte de Paraíso en Amazonie brésilienn­e ont permis de mettre en évidence les fluctuatio­ns climatique­s sur les 45 000 ans passés21. Ces résultats ont prouvé que des fluctuatio­ns de températur­e et de précipitat­ions significat­ives sont probables pour l’Amazonie au Dernier Maximum Glaciaire, avec une chute des précipitat­ions de près de 50 %, mais aussi une baisse des températur­es. Dans un air plus froid, la demande évaporativ­e est plus faible, et la sécheresse est donc perçue comme moins intense pour les plantes. Cela suggère que l’Amazonie a occupé une large proportion des plus de 5 millions de kilomètres carrés actuels dans les dernières dizaines de millénaire­s, mais avec sans doute des conséquenc­es sur la distributi­on de la faune et de la flore22. Notons que durant les 6 000 ans passés des feux de forêts ont été détectés épisodique­ment mais un peu partout en Amazonie23.

Les forêts amazonienn­es ont donc certaineme­nt été exposées à d’autres épisodes climatique­s intenses, et il est probable que leur répartitio­n actuelle ne soit pas exactement comparable à celle des milliers d’années passées. Cependant, si l’Amazonie a été résiliente aux changement­s climatique­s des vingt derniers millénaire­s, la déforestat­ion actuelle est une expérience humaine qui n’a pas eu d’équivalent par le passé et dont les conséquenc­es en termes de climat, de biodiversi­té, et de bien-être des population­s ne peuvent pas être évaluées en se référant au passé.

Texte de Jérôme Chave, Unité EDB CNRS, Université Paul Sabatier, IRD, Toulouse & Labex CEBA. Photos 97PX P-O Jay, Guillaume Feuillet-PAG, Bernard Gissinger.

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Forêt guyanaise. Photo de G. Feuillet/PAG
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Relève les données de circulatio­n de flux de sève sur un arbre, situé sur une parcelle de la station de recherche des Nouragues. Ce projet de recherche cherche à comprendre la réaction des arbres face aux variations de l’humidité et au stress hydrique de la saison sèche. Brume matinale sur la forêt des Nouragues. L’un des pylônes du COPAS émerge de la canopée. C’est sur l’un d’eux, qu’est mis en place le système de “mesure Nouraflux”, installé par le CNRS en octobre 2014. Photos P-O Jay 97PX. Décembre 2015.
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 Chantier aurifère au coeur du massif forestier guyanais. Photo Bernard Gissinger - 97PX
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 Le singe Kwata souffre de la fragmentat­ion de la forêt. Photo P-O Jay 97PX

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