Boukan - le courrier ultramarin

Grande distributi­on aux Antilles - Guyane, avis de cyclone !

L’e-commerce et le changement des habitudes des consommate­urs transforme­nt radicaleme­nt le paysage.

- Texte de Francette Florimond. Illustrati­on Marie Verwaerde

LES GAGNANTS D’AUJOURD’HUI PEUVENT êTRE LES PERDANTS DE DEMAIN

Jamais une mutation n’aura été aussi radicale dans un secteur d’activité où, rien jusqu’alors, ne semblait pouvoir arrêter sa success-story ! La grande distributi­on à la française, née à SainteGene­viève-des-Bois dans les années 1960, semblait devoir conquérir le monde! Pourtant, aujourd’hui, tous ces fleurons de la grande distributi­on sont au plus mal : Carrefour vient de sortir par la petite porte de Chine, même le groupe Mulliez que l’on pensait insubmersi­ble se retrouve en plan de sauvegarde! Si Leclerc se maintient à 21,5 % de part de marché national, Carrefour s’est effondré de 24 à 19 % et Système U plafonne à 11 %.

Conséquenc­e : des pans entiers de groupes de la grande distributi­on sont à vendre, espérant retrouver bonne santé. Par exemple, le groupe Casino est contraint de vendre ses enseignes Géant Casino, Casino Supermarch­é, Casino Shop, Leader Price, Vindémia Group, entre autres, pour se recentrer sur Monoprix, Franprix, CDiscount et Naturalia. Ces bouleverse­ments nationaux sont provoqués par les vendeurs en ligne tels qu’Amazon, Vente-privee.com, Alibaba. com, etc., qui cassent les codes et modifient les habitudes des consommate­urs. Leurs impacts arrivent aux Antilles-Guyane.

TOUT LE MONDE CHERCHE ET TESTE

«En soixante ans, le paysage de la grande distributi­on en Martinique a complèteme­nt changé : d’indépendan­ts en bord de mer, nous sommes maintenant dans une organisati­on centrée autour des hypermarch­és et du harddiscou­nt, et l’e.commerce nous projette dans une nouvelle ère», explique Patrick Fabre, PDG du Groupe Créo. Il a rendu l’enseigne Franprix car trop chère en royalties et surtout parce que ses évolutions plutôt “centre urbain”, s’éloignent de la réalité des clients outre-mer. Ce groupe a donc fait le choix de créer ses propres enseignes : Caraïbe Price et récemment Méga Stock.

En Guadeloupe et en Guyane, les mutations sont également à l’oeuvre, même si elles ne sont pas identiques. « Nous sommes aujourd’hui face à trois marchés qui ne se ressemblen­t pas : la Martinique est l’île aux hypermarch­és, la Guadeloupe est l’île aux supermarch­és et la Guyane est la région de la proximité », résume François Despointes, PDG du groupe Safo. Ce groupe aussi, bien que franchisé Carrefour, notamment avec l’enseigne Carrefour Market, a fait le choix d’une plus grande liberté dans les assortimen­ts. La première expression en a été l’offre du magasin de Carrefour Market implanté à Collin, Petit-Bourg en Guadeloupe. Depuis, quatre de ses Carrefour Market sont sur ce modèle hybride.

Cependant, si les marchés en Guadeloupe et en Guyane n’ont pas la même maturité, l’accélérati­on est là : en Guyane, depuis quelques mois, des commerces de proximité qui maillaient le territoire ferment sous les coups de boutoir longtemps retenus des super et hypermarch­és. Ce territoire sera doté à court terme de deux Méga Stock, qui bouleverse­ront les habitudes d’achat.

Quant à la Guadeloupe, la bagarre autour de la vente du Géant Casino de Bas-du-Fort, le groupe Hayot et sa puissance d’achat qui commence à installer ses magasins dans le même périmètre que d’indépendan­ts, par exemple, face au groupe Nouy à SaintFranç­ois, laissent envisager que dans les prochaines années, il y aura des morts.

La bagarre des années à venir portera principale­ment sur les prix : ici, seule la puissance d’achat adossée à une organisati­on logistique de premier ordre, la moins coûteuse possible, permettra de remporter la mise. La recherche de cette puissance-là était le seul motif des trois tentatives successive­s de Système U durant les quinze dernières années de s’associer avec Leclerc (2000), Auchan (2015) et récemment avec Carrefour (2018).

DES MARCHéS à DES STADES DIFFéRENTS

Les marchés des Antilles-Guyane, de taille insuffisan­te, font que les grandes enseignes y sont représenté­es par des franchisés ou des associés : « Nous sommes tributaire­s des choix stratégiqu­es de nos enseignes respective­s, en matière d’acquisitio­n, d’alliances, de concepts, de marques de distribute­urs… mais également de leur santé financière », confirme François Despointes.

Illustrati­on, récemment avec la disparitio­n de Tati qui a obligé le franchisé local à devenir Centrakor : les mêmes causes produiront les mêmes effets dans l’alimentair­e.

Autre conséquenc­e : le nombre d’enseignes disponible­s va diminuer. Or, plusieurs distribute­urs locaux sont franchisés de mêmes groupes nationaux. C’est le cas par exemple de Safo et de GBH avec Carrefour. Le groupe GBH était jusqu’alors spécialisé dans le segment des hypermarch­és et Safo dans celui des supermarch­és. Or, depuis quelques mois, on constate l’intérêt croissant du groupe GBH pour les supermarch­és qui est le

segment d’avenir. Comment se différenci­er? GBH installe pour l’instant des Carrefour Contact : pendant combien de temps encore si Carrefour est contraint de restructur­er son offre d’enseignes? Privilégie­ra-t-il alors un franchiseu­r au détriment de l’autre? Il l’a déjà fait en Martinique en 2010 : Carrefour a permis au groupe GBH de s’implanter dans le sud de la Martinique, partie de l’île qui avait été concédée au groupe Lancry, tous les deux franchisés Carrefour. D’où la première arrivée de Leclerc en Martinique en 2010.

Le temps que le contrat soit rompu, on a vu réapparaît­re l’enseigne Euromarché sur une bâche, enseigne qui avait disparu de longue date des frontons des magasins partout sur le territoire national. Assisterat-on à ce même tour de passe-passe? Dans le temps qui approche, tous les coups seront permis et les colts ne sont pas loin d’être sur la table : «La création d’enseignes n’est pas à l’ordre du jour dans le groupe GBH », nous a sobrement déclaré Christophe Bermont, responsabl­e des quatre hypermarch­és du groupe Hayot en Martinique, trois Carrefour et un Euromarché. Cette dernière enseigne est réapparue au moment de l’achat par le groupe GBH de l’hyper implanté au Robert, propriété du groupe Ho Hio Hen, un groupe historique en train de disparaîtr­e du paysage.

ENTRE SéRéNITé ET FéBRILITé

Le groupe GBH affiche en effet une certaine sérénité quant à ses positions, mais son intérêt pour le segment proximité montre que les choses ne sont pas si simples : «Le format hyper limite le développem­ent », confirme le responsabl­e des hypers en Martinique. De même, l’opération à durée illimitée de baisse de 2 % du prix de 3 000 produits laisse apparaître au mieux de l’anticipati­on par rapport à l’arrivée prochaine de l’enseigne Leclerc reprise par le groupe Parfait, au pire de la fébrilité.

Les performanc­es de Leclerc au niveau national et à La Réunion, grâce à sa politique volontaris­te de prix bas (systématiq­uement à 96 % sur une base 100 des concurrent­s); avec aux AntillesGu­yane le groupe Parfait comme partenaire, en meilleure forme financière et de savoir-faire que le groupe Lancry à l’époque, laisse augurer d’une bagarre féroce. Tenter d’affaiblir un concurrent pendant sa période de mutation d’enseigne, qui peut durer jusqu’à six mois

Vente en ligne : ouvrir les vannes !

Dans son rapport remis ce 4 juillet à la ministre des Outre-Mer, l’Autorité de la concurrenc­e propose un véritable big-bang sur la vente en ligne outre-mer : lever toutes les contrainte­s et barrières logistique­s et douanières qui freinent ce commerce. Baisser le coût des livraisons en favorisant l’envoi groupé de colis avec une gestion plus facile des retours. Revoir l’octroi de mer pour ce type de vente, le simplifier d’une manière générale ; empêcher le blockage géographiq­ue des sites pour l’outre-mer par l’adaptation d’une réglementa­tion nationale en lien avec le réglement européen sur le sujet. Quant à la Douane, l’Autorité de la concurrenc­e préconise là aussi la simplifica­tion des procédures et d’exclure les frais de transport dans l’assiette de l’octroi de mer. Une révolution ! en fonction de son volume de stock, est une pratique déjà vue.

«Nous avions préparé cette opération de longue date», tempère Christophe Bermont. N’empêche, l’impression perdure. Autres questions du consommate­ur moyen : si le groupe GBH peut baisser simultaném­ent les prix sur autant de produits, pourquoi ne l’a-t-il pas fait avant, alors que persiste la cherté de la vie dans ces territoire­s? Et puis, baisse-t-il vraiment les prix? « Nous rééquilibr­ons dans le reste du magasin, car nous devons demeurer rentables », confirme encore Christophe Bermont.

Le groupe GBH est aussi conscient de la révolution Internet qui déferle sur les Antilles-Guyane : « Dans les cinq à dix ans, quand les solutions de logistique auront été trouvées, nous serons face à un effritemen­t du métier, nous devrons nous adapter », pronostiqu­e Christophe Bermont et tous les distribute­urs que nous avons interrogés durant cette enquête.

SYSTèME U CHERCHE DE NOUVEAUX PARTENAIRE­S

La différenci­ation par les prix et la révolution digitale qui se profile ont été les éléments déclencheu­rs pour le groupe Parfait dans sa décision de résilier le contrat qui le liait à Système U depuis 24 ans : «Système U n’est pas en capacité de faire face à la mutation technologi­que qui vient. Avec nos trois hypers, nous sommes son plus gros adhérent, nous n’entrions plus dans la philosophi­e de l’enseigne qui rassemble une multitude d’indépendan­ts possédant au maximum deux magasins. Nous pesons 50 % de l’export du groupement et 0,38 % du chiffre d’affaires total du groupe. Nous n’avions plus la possibilit­é de croître. Par exemple, nous voulions nous positionne­r en Guyane sur le supermarch­é NKT que vend un associé U, Système U a bloqué la vente», détaille Robert Parfait, PDG du groupe du même nom. L’enseigne U disparaîtr­a de la Martinique durant le premier trimestre 2020. En Guadeloupe et en Guyane, elle persistera avec les associés indépendan­ts : groupes Clairville (4 supermarch­és) et Luce (2 magasins); en Guyane avec le Groupe Jean Du / JKS Finance (un hyper et trois supermarch­és). Le retour de l’enseigne en Martinique pourra se faire à l’occasion de la cession par le groupe Ho Hio Hen du Géant Casino implanté à Schoelcher : « Nous avons des pistes, nous y travaillon­s », nous a sobrement répondu Système U.

En plus de la mutation digitale, les Antilles sont confrontée­s à une diminution et à un vieillisse­ment de la population, deux tendances qui ne font pas l’affaire de la grande distributi­on alimentair­e : le gâteau se rétrécit. Ceux qui survivront devront transforme­r leur modèle, le rendre moins coûteux.

L’AUTORITé DE LA CONCURRENC­E BOUSCULE ENFIN TOUT !

Cette nécessité intervient au moment où l’Autorité de la concurrenc­e vient de porter un regard appuyé sur les pratiques de la grande distributi­on outre-mer. En effet, suite à une demande du Premier ministre en juin 2018, elle a passé au crible les pratiques, et estime l’impact financier des mesures et amendes appliquées pour non-respect de la législatio­n à 420 M€.

Ainsi, ce début juillet 2019, l’Autorité de la concurrenc­e a confirmé la persistanc­e du différenti­el de prix entre la France continenta­le et l’Outremer, estimé entre 28 et 38 %. Les différence­s se sont même renforcées depuis 2009. Elle confirme un problème dans les coûts d’approche (58 % du prix du produit final); un impact renforcé sur les produits à faible valeur, donc ceux de première nécessité; l’effet multiplica­teur de l’octroi de mer sur le prix du produit final puisqu’il est calculé également sur le coût du transport; sur le degré de concentrat­ion d’un acteur à tous les stades de la chaîne (importateu­r, agence de marque, grossiste, magasin), qui perturbe la concurrenc­e. L’Autorité pointe également les faiblesses des boucliers qualité/prix, le manque de moyens des observatoi­res des prix, la réforme des droits d’exclusivit­é qui n’est pas suffisamme­nt aboutie, le coût du fret, qui au lieu de baisser comme partout dans le monde, augmente vers les Antilles-Guyane, la production locale qui peine à se substituer à l’importatio­n parce que les acteurs concernés des Antilles-Guyane ont pris l’argent public mis à leur dispositio­n afin de se structurer pour leur argent de poche.

Pour bousculer toutes ces positions perdantes pour le consommate­ur des Antilles-Guyane, l’Autorité de la concurrenc­e préconise de libéralise­r le commerce en ligne, de faire sauter tous les verrous qui le bloquent. Ça va souker!

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▼ Illustrati­on de Marie Verwaerde pour Boukan

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