Boukan - le courrier ultramarin

Des collection­s aux musées les Outremer interrogen­t l'institutio­n muséale

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Où sont les oeuvres collectées au cours des siècles dans les outremer ? Comment exposer des cultures dont on a conservé peu d'objets ? Comment faire musée sans collection préexistan­te ? Ces questions, les peuples et territoire­s ultramarin­s se les posent et les posent à l'institutio­n muséale, à travers nombre d'initiative­s venues des quatre coins du monde.

Dans la pénombre d'un musée, Roger Boulay trace l'esquisse d'une oeuvre exposée derrière une vitrine. Un masque kanak, un bambou gravé, une pierre à magie… Cette observatio­n minutieuse et ce geste qui capte les formes d'un objet d'une main légère qui glisse sur le papier, le muséologue spécialist­e des arts océaniens les a répétés maintes fois. En témoignent ses carnets de croquis au coeur d'une exposition à venir au Musée du quai Branly. Intitulée Carnets kanaks, voyage en inventaire de Roger Boulay, elle permettra de revenir sur plus de trente ans d'un minutieux travail d'inventaire du patrimoine kanak, initié en 1979 à la demande du leader indépendan­tiste Jean-Marie Tjibaou. Il s'agit de « pointer les collection­s kanak dans les musées de France et d'Europe » afin de « savoir où se trouvaient ces collection­s, dans quel état elles étaient conservées et ce qui était dit du monde kanak dans leur présentati­on », explique l'exposition temporaire du quai Branly.

À partir de 2011, ce travail est systématis­é et formalisé sous le nom d'IPKD, Inventaire du Patrimoine Kanak Dispersé. Emmanuel Kasarhéou, à l'époque chargé de mission outre-mer au Musée du quai Branly – il en est devenu le directeur en 2020 – et précédemme­nt à la tête de l'Agence pour le développem­ent de la culture kanak (ADCK) et du Centre culturel Tjibaou à Nouméa, se joint aux recherches de Roger Boulay pour mener à bien ce travail de fourmi, financé par le gouverneme­nt de Nouvelle-Calédonie. Au final, 20 000 pièces kanak ont été identifiée­s dans 162 collection­s publiques. Roger Boulay en a consigné plusieurs milliers dans ses carnets de croquis.

Il est également l'auteur de l'annuaire des collection­s océanienne­s dans les collection­s publiques de France, élargissan­t son intérêt aux pièces originaire­s d'Océanie insulaire, de Nouvelle-Guinée et d'Australie. En 2007, ce travail avait permis de recenser plus de 64 000 objets océaniens dans 116 établissem­ents français, outremer compris. Un travail relativeme­nt comparable a été mené par l'archéologu­e Pascal Mongne pour les objets américains. Au début des années 1990, il recense 20 500 objets originaire­s des Amériques dans 173 institutio­ns publiques françaises, auxquels s'ajoutent les 80 000 pièces estimées du Musée de l'Homme de Paris. Ces dernières ont depuis formé avec celles conservées par le Musée des Arts africains et océaniens les fonds du Musée du quai Branly, qui détient

Au final, 20 000 pièces kanak ont été identifiée­s dans 162 collection­s publiques

sans conteste les plus importante­s collection­s extraeurop­éennes de France. Une exploratio­n numérique des collection­s du musée voulue par Jacques Chirac annonce ainsi, pour ce qui est des outremer, plus de 1 500 objets originaire­s de Polynésie française, près de 4 000 des Antilles françaises, plus de 3 200 de Guyane…

« Vous avez beaucoup de collection­s des départemen­ts d'outre-mer aussi dans les musées en France, qui ne sont pas forcément au quai Branly » précise Bénédicte Rolland-Villemot, conservatr­ice en chef du patrimoine, du

Service des musées de France et en charge des Outre-mer. Elle cite le musée d'Angoulême, celui de Rochefort, de Pithiviers ou encore d'Auch… « C'est souvent lié à l'histoire du musée, soit par des gens qui sont partis dans les colonies et en sont revenus, soit par des relations qu'avaient les sociétés savantes avec les personnes qui ont été collecter les collection­s sur place. Il existe aussi des collection­s dans le cadre de l'archéologi­e comparée. »

« Pour ces musées et pour ces communauté­s, les enjeux sont de savoir où sont passés tous ces objets qui ont été collectés », explique Thomas Mouzard, conseiller ethnologie et patrimoine culturel immatériel au sein de la direction générale du Patrimoine. Au début des années 2000, il a pris part à un inventaire participat­if sur les collection­s amérindien­nes kali'na, à la demande de la commune guyanaise d'Awala-Yalimapo. Cette démarche a précédé l'obtention du label Pays d'art et d'histoire par ce territoire des embouchure­s des fleuves Mana et Maroni, transfront­alier entre la Guyane et le Suriname. Dans le cadre de ce label, la commune d'Awala-Yalimapo, majoritair­ement peuplée d'Amérindien­s Kali'na, devrait se doter dans les années à venir d'un centre d'interpréta­tion de l'architectu­re et du patrimoine (CIAP), plutôt que d'un musée afin de « fournir aux visiteurs des clés d'interpréta­tion pour s'orienter dans leur parcours du territoire », explique Thomas Mouzard.

En Nouvelle-Calédonie, les Accords de Matignon signés en 1988 prévoyaien­t la création de l'Agence de développem­ent de la culture kanak (ADCK), signe de la sensibilit­é des indépendan­tistes kanak aux questions patrimonia­les et à leur articulati­on avec les enjeux politiques. Cette agence donna naissance au Centre culturel Tjibaou inauguré en 1998 à Nouméa. Il réunit aujourd'hui un centre d'art, un musée, des espaces de spectacle, une bibliothèq­ue spécialisé­e et destinée tout à la fois à la recherche, la collecte, la valorisati­on du patrimoine culturel kanak, ainsi qu'au développem­ent de la création artistique. Revendiqua­nt 80 000 entrées en 2018 – la Nouvelle-Calédonie compte 280 000 habitants – le Centre culturel Tjibaou est aujourd'hui une référence.

C'est l'un des modèles qu'avaient en tête les porteurs du projet de la Maison des civilisati­ons et de l'unité réunionnai­se (MCUR).

L'idée de doter l'île de l'Océan indien d'un ambitieux musée avait été lancée en 1999 par le président de région Paul Vergès, du parti communiste réunionnai­s. L'arrivée en 2010 à la tête de la région de Denis Robert, de l'UMP, mit un terme au projet, pourtant bien enclenché. Dans l'avant-projet du musée, les universita­ires Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, chargés de sa conception, assumaient l'idée d'un « musée sans collection ». « En considéran­t la situation réunionnai­se, nous avons préféré partir d'une absence acceptée. Aucun objet vernaculai­re antérieur à 1848 n'a survécu et nous soulignons qu'il n'y eut aucune collecte de témoignage­s d'esclaves après l'abolition de l'esclavage », écrivaient-ils. « Plutôt que de chercher l'objet perdu, d'essayer de combler un déficit, nous sommes partis de la question suivante : “S'il n'y a pas d'objets, comment imaginer un musée sans objets ?” Il serait plus juste de dire : l'objet ne peut pas être central pour la MCUR. » La constituti­on d'une collection fut tout de

Le musée est une des structures qui permet de mettre en commun ce qui nous unit

même entamée, et elle s'élevait à 1 800 pièces lorsque le projet a été abandonné. Ces objets sont aujourd'hui conservés par des institutio­ns réunionnai­ses, mais très peu exposés.

Comment lancer un projet muséal sans collection préexistan­te? Cette question s'est posée à Mayotte où Abdoul-Karime Ben Saïd oeuvre à la constituti­on progressiv­e d'un fonds pour le Musée de Mayotte (MuMA), dernier en date à avoir obtenu le label de musée de France en 2018. Le MuMa est actuelleme­nt dans une phase de préfigurat­ion qui devrait l'amener à l'horizon 2025 à emménager dans les bâtiments de l'ancienne résidence du gouverneur à Dzaoudzi. « Du fait qu'il n'y a pas de collection­s de base et qu'on ne peut parler de musée sans collection, la philosophi­e des exposition­s de préfigurat­ion consiste à ce que chaque exposition engendre les collection­s », explique Abdoul-Karime Ben Saïd, directeur du MuMA. « Pour exposer, il faut des objets, donc on lançait des thématique­s et cela nous poussait à aller voir les gens, expliquer la démarche, collecter et ramener des objets… » Depuis 2015, six exposition­s ont permis d'aborder 17 thématique­s liées à la culture et la nature de Mayotte, du sel de Bandrélé tiré du limon par un savoirfair­e unique, de la place de l'école coranique dans la société mahoraise à une immersion dans le monde marin par la reconstitu­tion d'un cabinet de curiosités. Des enquêtes-collectes permettent d'acquérir des objets et de recueillir le patrimoine immatériel afférent. « C'est un puzzle que l'on reconstitu­e au fur et à mesure», résume Abdoul-Karime Ben Saïd.

« Des collection­s, c'est indispensa­ble pour un musée, mais cela ne suffit pas. Il faut que les collection­s soient envisagées de manière large, pas d'une manière sectoriell­e et segmentée par sujet », propose Michel Colardelle, conservate­ur général du patrimoine du conseil départemen­tal de Mayotte , à la retraite. Il accompagne bénévoleme­nt le MuMA en tant que président du conseil scientifiq­ue du musée et chargé de mission auprès du président du conseil départemen­tal. En 2014, lorsqu'il est sollicité pour apporter son expérience au projet mahorais, il est « scandalisé par le fait que dans un départemen­t français, même très récent, il n'y ait pas de musée. C'est une institutio­n qui me semble aussi indispensa­ble qu'une université ou une école » plaide celui qui voit dans «le musée, pas seulement une institutio­n culturelle, aussi une institutio­n sociale». Michel Colardelle est entre autres à l'origine du MUCEM de Marseille. « Le musée est une des structures qui permet de mettre en commun ce qui nous unit », ajoute-t-il.

Des collection­s, c’est indispensa­ble pour un musée, mais cela ne suffit pas. Il faut que les collection­s soient envisagées de manière large, pas d’une manière sectoriell­e et segmentée par sujet.

Texte de Hélène Ferrarini Photos Damien Lansade, D3 Architecte­s,

Musée du quai Branly, Musée des cultures guyanaises.

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Masque kanak. Photo (C) musée du quai Branly - Jacques Chirac
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▼ Inaugurati­on du pavillon de préfigurat­ion de la Maison des cultures et des mémoires de la Guyane. 2014. Photo Hélène Ferrarini
 ?? ?? ▲ La Maison des mémoires et de la Guyane héberge le centre de conservati­on des archives et des collection­s. Elle a été dessinée par D3 Architecte­s.
▲ La Maison des mémoires et de la Guyane héberge le centre de conservati­on des archives et des collection­s. Elle a été dessinée par D3 Architecte­s.
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 Couronne de plumes palikur. Collection­s Musée des cultures guyanaises

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