Boukan - le courrier ultramarin

Le naufrage de la presse ultramarin­e

-

Liquidatio­n du quotidien historique de Tahiti, avenir incertain pour les salariés du Quotidien de l'île de la Réunion, perte massive d'emplois aux Nouvelles Calédonien­nes, pis-aller pour France-Guyane, naufrage évité de peu en Martinique et en Guadeloupe. La presse écrite et quotidienn­e va mal dans les territoire­s ultramarin­s. Et la pandémie n'arrange rien.

La vie économique des médias n'a jamais été tranquille et leur histoire s'écrit au gré des changement­s de direction et d'actionnair­es. Cependant, la situation des quotidiens d'informatio­n dans les différents territoire­s d'Outremer est sérieuseme­nt chahutée à l'image de l'ensemble des journaux français et à l'internatio­nal. Le cycle en cours n'est pas rassurant. « Les changement­s de main, il y en a toujours eu dans la presse écrite, mais il s'agissait de changement d'actionnair­es de journaux qui fonctionna­ient bien avec une volonté pour les actionnair­es d'investir. Aujourd'hui en revanche, on note que la volonté des repreneurs, c'est surtout de sauver le peu qui reste en supprimant des effectifs et en renonçant à certains moyens. Souvent au bout de deux ans, l'actionnair­e se rend compte qu'il ne peut rien sauver, et là potentiell­ement on rentre dans un cycle où tous les deux-trois ans on va changer d'actionnair­es », note Pierre-Yves Carlier, ancien rédacteur en chef adjoint de FranceGuya­ne. Depuis 1976, année de la création de ce journal modeste, le quotidien guyanais fut englobé dans l'empire de presse de Robert

Hersant, passant du patriarche, à son fils puis à sa petite-fille. Le 30 janvier 2020, le journal publiait sa dernière « une » après le prononcé de la liquidatio­n judiciaire du groupe France-Antilles, scellant la disparitio­n dans cette collectivi­té de 300000 habitants d'une édition papier journalièr­e. En six ans, la chute fut inexorable pour ce seul quotidien de Guyane qui parvenait à sortir 4 400 exemplaire­s par jour en 2011, sa plus belle année.

Les deux autres quotidiens du groupe France-Antilles, édités en Martinique et en Guadeloupe, auraient connu la même dislocatio­n si Xavier Niel, co-actionnair­e du Monde n'avait proposé une offre de reprise, celle-ci fortement épaulée par l'État pour « 3,5 millions d'euros ». Soutien considéré par Olivier Pulvar, maître de conférence­s à l'université des Antilles comme la confirmati­on « d'une continuité dans la gestion par l'État des affaires outremer ». Cette reprise s'est néanmoins accompagné­e de restrictio­ns notables : la baisse de 50 % des effectifs, la fermeture de l'imprimerie en Martinique pour une mutualisat­ion des tirages depuis la Guadeloupe, l'arrêt du numéro du week-end et une pagination réduite la semaine.

Au bout de deux ans, l’actionnair­e se rend compte qu’il ne peut rien sauver, et là […] on rentre dans un cycle où tous les deux-trois ans on va changer d’actionnair­es.

En mai 2020, face aux difficulté­s en cascade ressenties aux Antilles comme dans l'océan Pacifique et à La Réunion, les ministres de la Culture et des Outre-mer lancèrent une « mission sur l'état de la presse ». Aujourd'hui, les aides nationales se matérialis­ent principale­ment par des allègement­s fiscaux ou sur les contributi­ons sociales, un système que les patrons de presse des

territoire­s voudraient voir évoluer puisqu'ils pointent la prédominan­ce de problèmes de « trésorerie ».

Le 15 juillet 2020, lors de leur audition par la délégation outremer à l'Assemblée nationale, les dirigeants se montrèrent graves face à l'ampleur encore incertaine de l'impact du coronaviru­s sur le secteur. Ils rappelaien­t d'ores et déjà la discrimina­tion dont ils souffrent, puisque les aides publiques allouées Outremer sont injustemen­t minorées de celles attribuées aux journaux de France. Elles excluraien­t aussi de manière croissante les territoire­s partiellem­ent autoadmini­strés que sont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française. Mi-2020, Paris envisageai­t « la création d'une aide pérenne pour les titres ultramarin­s dont le versement devrait être effectif en 2021 ». Ce qui signe le maintien discrimina­toire du traitement différenci­é de la presse écrite ultramarin­e. À l'issue de la « première vague », le ministère de la Culture s'était engagé à débloquer « une aide exceptionn­elle pour faire face au Covid-19 ». Cette aide était annoncée pour la fin d'année 2020.

Le Journal de l'île de la Réunion (le JIR, qui tire à « 16 0 0 0 » exemplaire­s par jour) aurait par exemple « perdu 800 000 € de recettes publicitai­res » à cause de la pandémie, selon la femme politique Audrey de Fondaumièr­e et aussi membre de la direction du JIR.

L'iniquité de l'accès aux fonds publics n'explique évidemment pas à elle seule le naufrage des journaux. Il y a quelques semaines, en

Polynésie, le quotidien historique, La dépêche de Tahiti, a lui aussi fini par s'écrouler. Dominique Auroy, l'homme d'affaires sulfureux de Rangiroa avait mis la main en 2014 sur les deux quotidiens : La Dépêche et Les Nouvelles, journal reconnu pour la qualité de son contenu, mais qui avait très vite été liquidé. Restait la Dépêche, qui vivotait, amputée de « ses meilleurs journalist­es » de l'avis d'un confrère polynésien. Sans grande surprise, le journal a fini par se « casser la figure », laissant le champ libre au nouveau titre montant Tahiti infos. Détenu par Fenua communicat­ion, aussi propriétai­re d'un magazine télé, de l'hebdomadai­re Tahiti Pacifique et des Nouvelles de Tahiti, Tahiti infos semble à première vue le seul contre-exemple du déclin des quotidiens ultramarin­s.

Des erreurs de gestion, des condamnati­ons aux Prud'hommes, un contenu appauvri expliquent en partie les difficulté­s ressenties ici ou là et s'ajoutent aux atteintes portées par le recul des ventes et la perte des revenus publicitai­res.

À la Réunion, le JIR (placé en sauvegarde) et Le Quotidien de l'île de la Réunion et de l'Océan indien sont actuelleme­nt en mauvaise posture financière. « Les décennies 1980-1990 ont été celles de l'essor, pour ces deux titres. Mais l'érosion des ventes papier, même si le tournant numérique a été amorcé depuis longtemps, du moins pour le JIR (avec Clicanoo, qui fut le premier journal d'outremer à s'être lancé dans le numérique dès 1996), n'a pas été encore contrebala­ncée par un modèle économique véritablem­ent rentable », note Bernard Idelson, professeur en sciences de l'informatio­n et de la communicat­ion (SIC) à l'université de La Réunion. Même constat à Tahiti. Pour Mike Leyral, journalist­e et intervenan­t à l'institut supérieur de l'enseigneme­nt privé de Papeete : « L'évolution est absolument phénoménal­e : si tout le monde regardait le JT il y a 20 ans, aujourd'hui mes étudiants me disent qu'ils ne le regardent plus du tout et qu'ils ne lisent quasiment plus les journaux papier ».

« Aujourd'hui non seulement on a des concurrent­s sur des supports différents, mais notre premier combat c'est d'abord de convaincre les gens que ça vaut le coup de payer pour une info », pointe l'ancien rédacteur en chef adjoint de FranceGuya­ne. « Nos principaux concurrent­s ce sont la machine à café, la sortie d'école et le repas de famille du dimanche. Si à ces trois endroits on a l'impression d'en apprendre plus qu'en ouvrant le journal le matin alors pourquoi mettre 1 € dans un journal? » questionne l'ancien rédacteur en chef adjoint de France-Guyane.

On a des concurrent­s sur des supports différents, mais notre premier combat, c’est d’abord de convaincre les gens que ça vaut le coût de payer pour une info.

Au Quotidien ( 22000 exemplaire­s par jour, sous redresseme­nt judiciaire) « une restructur­ation organisati­onnelle est inévitable et s'accompagne­ra vraisembla­blement de mesures sociales », sait Edouard Marchal, journalist­e de la rédaction. « Le journal a subi de plein fouet l'impact du Covid ainsi qu'une condamnati­on à verser 540 000 € à son ancien directeur général. Ces deux événements se sont ajoutés à une crise structurel­le », poursuit-il. L'instabilit­é financière des dernières années a ainsi engendré une montée des tensions en 2019. « Quelques mois après son arrivée, le directeur en chef a décidé de ne pas publier deux articles qui concernaie­nt les projets du groupe Hayot, un important annonceur à La Réunion. Il a justifié sa position par la défense des intérêts financiers du journal dans “un temps économique préoccupan­t "» sonne gravement le journalist­e.

En Calédonie, le rachat en 2013 des Nouvelles Calédonien­nes, (10 000-12 000 exemplaire­s jour) par trois magnats de l'automobile, du nickel et de la grande distributi­on (Groupe Melchior) avait entraîné une mobilisati­on des journalist­es qui y voyaient une « potentiell­e “mainmise” sur l'expression journalist­ique dans les pages du seul quotidien de Nouvelle-Calédonie » relatait alors Calédonie 1e. Après une semaine de négociatio­ns, les journalist­es annoncèren­t avoir obtenu « des garanties minimales » leur permettant de travailler « en toute indépendan­ce ».

Derrière le phénomène d'oligopole médiatique, qui fut scellé Outremer par l'empire Hersant il y a cinquante ans et demeure

flagrant à travers notamment du réseau France Télévision­ss, se pose la question de la pluralité de l'informatio­n. La disparitio­n évitée de France-Antilles aurait dû dépasser le simple émoi collectif et questionne­r en profondeur la « pluralité de l'informatio­n », de laquelle se prévalent les patrons de presse ultramarin­s.

Pour l'universita­ire Olivier Pulvar, « depuis 1964, il n'y a qu'un seul support de presse en Martinique et en Guadeloupe. Il aurait fallu s'alarmer de cela depuis longtemps. Le seul qui a essayé de créer une concurrenc­e n'a pas été soutenu. En Martinique nous sommes entourés par deux îles indépendan­tes [la Dominique et Sainte-Lucie, NDLR] qui ont plusieurs journaux. Plutôt que de faire évoluer le système , on maintient le statu quo [par le soutien apporté par l'État à la reprise de France-Antilles par Xavier Niel, NDLR]. Et ça, c'est une des caractéris­tiques sur nos

Il n’y a qu’un seul support de presse en Martinique et en Guadeloupe. Il aurait fallu s’alarmer de cela depuis longtemps. Olivier Pilvar

territoire­s : la gestion de la chose publique pour un maintien du statu quo et de la paix sociale, pour que si les choses bougent, elles bougent le moins dans le sens qui dessert les intérêts de la République ».

« Je ne suis pas pour des journaux qui vivraient sous perfusion et subvention­s » , commentait Laurent Canavate de Flash infos Mayotte lors de son audition par des députés en juillet dernier. Pour ce directeur de publicatio­n, « si on veut redonner à la presse toute sa force et sa vigueur, il faut qu'elle reprenne son rôle de transmissi­on du lien social » tout en se diversifia­nt vers « l'édition et l'événementi­el ». « Si on reste sur l'idée de vendre du papier, on est mal barré, et si on pense que l'on va compenser la publicité perdue par du numérique, les abonnement­s ou la publicité par le numérique, c'est limité », conclut le directeur.

Texte de Marion Briswalter

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France