Boukan - le courrier ultramarin

L’émergence d’un nouvel espace culturel caribéen

- Texte de Sandrine Chopot. Photos Gérard Maximin

Des Antilles françaises en passant par Cuba, la Jamaïque, Haïti, la culture caribéenne s'exprime dans sa bouillonna­nte diversité. À travers une web série de trente épisodes intitulée “KanibàL (*) Hub voyage dans le Tout Monde ” présentée au Festival Internatio­nal du Film documentai­re Amazonie-Caraïbes (FIFAC) à Saint-Laurent-du-Maroni du 6 au 10 octobre 2020, Gérard Maximin, auteur et réalisateu­r, nous dévoile la richesse des arts visuels contempora­ins des Caraïbes.

Des Caraïbes, on connait la musique, la littératur­e, la cuisine, la danse. Les arts visuels ont longtemps été mis de côté. Aujourd'hui, on assiste à l'émergence d'un espace culturel nouveau dans son abstractio­n et qui sur le plan géographiq­ue ne se limite pas à quelques îles. Les artistes de la Caraïbe appartienn­ent à un bassin, à une culture tout-monde. Ils partagent des préoccupat­ions communes. Ils ont faim de reconnaiss­ance. Ils sont dans des pulsions, des envies de conquérir le monde tels des prédateurs. Ceux qui étaient les moins identifiab­les deviennent aujourd'hui les plus symbolique­s, explique Gérard Maximin.

La Caraïbe : un laboratoir­e du « Tout-Monde »

Pour Jean-Marc Hunt, artiste-plasticien guadeloupé­en, il s'agit de « dévorer la culture du colonisate­ur pour en prendre sa forme » (cf. documentai­re Désir Cannibale). Gwladys Gambie, Henri Tauliaut, Guy Garon, Kelly, Sinnapah Mary, Ronald Cyrille alias Black Bird, Shuck One, Franky Amete, Ricardo Ozier-Lafontaine, Bruno Pedurand, Jean-Marc Hunt, François Piquet… originaire­s de Guadeloupe, Guyane, Martinique, sont les nouveaux Kannibales de l'art contempora­in qui défendent à leur manière la richesse culturelle des Antilles françaises.

L'esclavagis­me et la colonisati­on ont longtemps pesé sur les artistes caribéens, avec la difficulté pour ces derniers de s'émanciper des modèles occidentau­x, imitant bien souvent les pratiques d'un art naïf se limitant à retranscri­re la beauté des paysages. Aujourd'hui, l'artiste caribéen souhaite s'affranchir de ces iconograph­ies « doudouïste­s » et contrecarr­er les artistes folkloriqu­es « cocotiers » en développan­t un nouveau style d'art où la créolité demeure importante, mais où se lisent la multiplici­té des territoire­s, la puissance créatrice, la richesse des langages. «La Caraïbe est une sorte de grand laboratoir­e du monde dont les artistes sont

(1) Cannibale Étymol. et Hist. 1515 de l'italien canibale ou de l'espagnol Canibàl : «individu des peuplades des Antilles» et emprunté à l'arawak canibaou cariba qui désigne les Caraïbes antillais.

les chercheurs. Aujourd'hui, l'artiste caribéen a trouvé sa place. Il ne s'agit plus d'une question d'identité, mais d'une question d'appartenan­ce à une histoire, à une origine, à un rapport au monde », souligne Jean-Marc Hunt (cf. documentai­re Désir Cannibale1).

À travers différents médiums novateurs et provocateu­rs, peintres, sculpteurs, performeur­s, graffeurs, designers, curateurs, plasticien­s, vidéastes, photograph­es, street-artists exorcisent leurs douleurs et traumatism­es, questionne­nt sur l'identité caribéenne postcoloni­ale, racontent leur histoire et leurs îles, leur évolution, leur lien avec le reste du monde.

Miami : hub de l’art caribéen

Baignée par la mer des Antilles, ville la plus proche de l'Amérique Latine et des Caraïbes, Miami est la plaque tournante de plusieurs cultures différente­s. À travers son festival Tout-Monde, elle entend être le parole-porte des artistes caribéens aux États-Unis et dans le reste du monde. « Le festival vise à promouvoir l'art caribéen contempora­in au niveau local, régional, internatio­nal. Il met l'accent sur la multiplici­té des formes d'expression de l'art caribéen qui se répondent et se nourrissen­t l'une de l'autre. Les artistes forment un réseau constitué de pousses et de racines qui comme les bambous s'étendent en rhizome, dans un univers qu'Edouard Glissant appelait le “Tout Monde”» note Gérard Maximin. Affranchie de ce paternalis­me métropolit­ain, cette nouvelle génération d'artistes n'hésite pas à sillonner le monde pour faire connaître et valoriser sa création. “Pour vivre de son art, l'artiste caribéen doit avoir la rage. Nous sommes des îles qui n'ont pas d'histoire de l'art. Quand il y a des brèches qui s'ouvrent, il faut savoir saisir sa chance. Jeune artiste, on a souvent l'ambition d'exposer en France. Si Miami arrive avant la France, cela est très bien aussi” (Gladys Gambie documentai­re “Désir Cannibale”). Bâle, Bruxelles, Paris, Venise sont également des sources de connaissan­ce et de reconnaiss­ance pour les artistes caribéens. “La Biennale de Venise, c'est là où les plus grandes figures de l'art contempora­in ont posé leurs oeuvres. Quand tu as fait Venise, tu as touché le Graal. C'est plus qu'une opportunit­é, c'est un combat pour la Guadeloupe” évoque Jean-Marc Hunt (cf. documentai­re Un cannibale à la biennale).

Le magico-religieux comme fil conducteur

La référence au magico-religieux, au mysticisme, au conte, aux rites ancestraux, aux mythologie­s marronnes, sous toutes leurs formes esthétique­s, reste un point commun entre ces différents artistes. Pour Henri Tauliaut, artiste visuel guadeloupé­en, professeur d'art plastique au Campus des Arts de Fort-de-France, ses références sont plutôt vaudou. Dans le documentai­re “Afro Punk Descendent”, on le voit torse nu, le visage dissimulé sous un masque de scaphandri­er, se badigeonna­nt le corps avec une sorte de boue, recouvert d'algues, comme une offrande à une divinité. “J'utilise différents médiums comme l'installati­on, la vidéo, la performanc­e, le numérique pour faire entrer une culture afro punk dans un rapport magico-religieux caribéen». Ronald Cyrille, alias Black Bird, street-artiste guadeloupé­en, explore l'univers magico-religieux à travers des oeuvres puissantes et colorées, mélange de sacré et de profane.

Observer le monde à travers le prisme de l’art

Avec des sensibilit­és propres à chaque regard, des oeuvres se créent autour de thèmes comme la sororité, la colonisati­on, la métropole, la transmissi­on, l'Afrique, l'esclavage, la sexualité. Le point de vue des artistes se lit à travers des codes couleurs, l'utilisatio­n de matériaux, de symboles récurrents. Kelly Sinnapah Mary, artiste guadeloupé­enne, avec “ses cahiers d'un non-retour au Pays Natal” traite du processus de reconstruc­tion d'identité des travailleu­rs engagés indiens, les “coolies”, ou encore des violences faites aux femmes dans son installati­on “Vagina”. Avec ManMan Chadwon, divinité habillée de rouge, Gwladys Gambie, artiste martiniqua­ise, casse les tabous et dévoile une production empreinte de féminité qui représente “la femme forte et puissante à la fois vulnérable qui accepte ses fantasmes, son érotisme. À travers mes peintures, je souhaite montrer la femme noire antillaise d'une autre manière. ManMan Chadwon, coiffée d'épines d'oursins, est en quelque sorte mon alter-ego, en plus audacieuse. Elle crache les épines. Elle se veut érotique et sauvage” (cf. documentai­re ManMan Chadwon).

De son côté Guy Gabon, plasticien­ne guadeloupé­enne, propose une réflexion sur la protection de l'environnem­ent, les migrations, à travers son projet “#Tous réfugiés climatique­s” qu'elle expériment­e à travers divers pays des caraïbes. «Il fallait que cette installati­on soit à proximité de la mer pour évoquer la montée des eaux. Aujourd'hui, nous avons entamé une nouvelle vague. Avec le soutien de deux chorégraph­es, Myriam Soulanges et Anne Meyer, le principe du projet est de rassembler des femmes de diverses origines qui collaboren­t à cette performanc­e. Il s'agit d'une forme de thérapie collective où les femmes partagent leurs histoires». Ces femmes tissent la toile d'un Nouveau Monde…

S'inscrivant dans une culture créole résolument moderne, ces artistes caribéens d'avant-garde proposent une vision iconoclast­e des Caraïbes, participan­t ainsi à la naissance d'un nouveau mouvement artistique qui éclairent nos sociétés contempora­ines.

Arts visuels

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▲Collectif Tsuna Club, rond-point de Rivière Salée, Martinique. Photo Gérard Maximin
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Floro Bahbou, contreplaq­ué vissé sur de vieilles cases à Fort-de-France Martinique. Photo Gérard Maximin
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▼Ronald Cyrilles, fresque murale à Pointe-à-Pitre. Photo Gérard Maximin
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 Ricardo Ozier Lafontaine, dans son atelier à FDF. Photo Gérard Maximin

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