Boukan - le courrier ultramarin
Géopolitique du bout du monde
Le Traité sur l’Antarctique, entré en vigueur il y a tout juste soixante ans, confère au continent blanc un statut unique en son genre. Sans gouvernement, il n’appartient à personne et à tout le monde en même temps. Mais jusqu’à quand?
Loin des yeux, loin du coeur, dit-on. La maxime ne vaut pas pour l’Antarctique. Longtemps resté hors d’atteinte, il est le dernier continent à avoir été découvert et exploré. L’équipage russe mené par Fabian Gottlieb von Bellingshausen est le premier à apercevoir ses côtes le 17 janvier 1820, devançant de trois jours le capitaine britannique Edward Bransfield. En février 1821, le chasseur de phoques américain John Davis réussit à y accoster. D’autres lui emboiteront le pas, parmi lesquels Jules Dumont d’Urville, James Ross, Roald Amundsen ou encore Robert Falcon Scott. En quelques décennies, ces hommes vont explorer et cartographier le continent blanc et les îles alentour. L’intérêt pour ce territoire immense – 14 millions de km2 auxquels il faut adjoindre les 21 km2 de l’océan Austral environnant – ne se démentira plus.
Dans la première moitié du XXe siècle, sept pays vont revendiquer une souveraineté sur une partie de l’Antarctique : le Royaume-Uni (1908), la Nouvelle-Zélande (1923), la France (1924), l’Australie (1933), la Norvège (1929 et 1939), le Chili (1940) et l’Argentine (1943). Mais les tensions sont vives notamment entre ces deux derniers pays et le Royaume-Uni dont les revendications sur la Péninsule antarctique se chevauchent en partie. L’apaisement viendra des scientifiques participant à l’Année Géophysique Internationale de 1957 -1958. De leur coopération découlera le Traité sur l’Antarctique, signé à Washington le 1er décembre 1959 par douze États (les sept déjà cités dits « possessionnés » plus le Japon, l’Afrique du Sud, la Belgique, les États-Unis et l’URSS) qui reconnaissent « qu’il est de l’intérêt de l’humanité tout entière que l’Antarctique soit à jamais réservé aux seules activités pacifiques et ne devienne ni le théâtre ni l’enjeu de différends internationaux ».
Un accord exceptionnel pour une terre consacrée à la science
« Adopté en pleine guerre froide à la fois par les ÉtatsUnis et l’URSS, cet accord reste aujourd’hui encore exceptionnel puisqu’il vise à faire de tout ce qui est au Sud du 60e parallèle une terre consacrée à la paix et à la science. Il acte ainsi sa non-militarisation et sa non-nucléarisation » s’enthousiasme Anne Choquet, juriste et enseignante-chercheure à la Brest Business School et spécialiste de la gouvernance des régions polaires.
Un véritable tour de force à un moment où les grandes puissances cherchaient de nouveaux sites de test pour l’arme nucléaire… Et de poursuivre, « Plus important encore, l’article 4 dudit traité consacre le gel des prétentions territoriales émises par les sept États possessionnés. Aucun d’eux n’y renonce, mais tous s’engagent à ne pas en émettre de nouvelles et tous acceptent de coopérer et de travailler ensemble au nom de la science. C’est là toute la force du Traité sur l’Antarctique. » Tout État signataire a le droit de mener des activités scientifiques, mais les observations et les résultats acquis sont échangés et disponibles librement. Et chacun peut choisir le lieu d’implantation d’une station scientifique indépendamment de critères territoriaux. « La station franco-italienne Concordia est ainsi établie sur un secteur revendiqué par l’Australie. Seuls les critères scientifiques comptent » pointe Anne Choquet.
Ce Traité, entré en vigueur le 23 juin 1961, sera complété par la Convention pour la protection des phoques de l’Antarctique (1972), puis la Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (1980) et enfin, par le Protocole de Madrid relatif à la protection de l’environnement du continent blanc (1991). « Ce dernier interdit les activités relatives aux ressources minérales, sauf à des fins scientifiques (article 7). Et avec lui, tout porteur de projet a l’obligation d’évaluer son impact environnemental et de prendre des mesures pour limiter les dommages. C’est vrai pour un programme de recherche, la construction d’une station ou une activité touristique » insiste la chercheure.