Boukan - le courrier ultramarin

Vivre un hiver isolé et confiné

C’est l’un des grands défis auxquels tout résident des terres australes et antarctiqu­es se heurte : se retrouver de longs mois confiné en compagnie d’une poignée de collègues, coupé du reste du monde, face à lui-même, à ses peurs, ses frustratio­ns, ses do

- FABIENNE LEMARCHAND PHOTOS PHILIPPE LOPPARELLI/TENDANCE FLOUE.

Syndrome mental d’hivernage». Dès 1954, Jean Rivolier, médecin emblématiq­ue des Expédition­s polaires françaises puis médecin-chef des Terres australes et antarctiqu­es françaises, décrivait cet ensemble de symptômes psychologi­ques et psychosoci­aux que peut ressentir, à des degrés divers, toute personne séjournant dans une station polaire. Si ces «maux» épargnent les saisonnier­s, ceux qui séjournent durant les quatre mois de l’été austral (de novembre à février), il en va autrement chez les «hivernants» qui y vivent et y travaillen­t une année entière. Car un hivernage n’a rien d’une sinécure! Des températur­es glaciales (jusqu’à -80 °C au Dôme C, là où se trouve Concordia), plus de douze semaines de nuit permanente, sans pouvoir sortir à l’air libre plusieurs jours voire plusieurs semaines d’affilée, un air sec et pauvre en oxygène qui rend tout effort plus laborieux, le vent qui pique parfois des pointes à 300 km/h… La météo soumet les nerfs à rude épreuve. Mais surtout, l’isolement quasi total en compagnie des mêmes têtes sans possibilit­é d’être secouru ou évacué pendant les neufs mois d’hiver, la monotonie des tâches ou encore l’absence de sa famille et de ses proches sont autant de facteurs susceptibl­es de peser sur le moral, d’engendrer stress et anxiété et, in fine, de mener à ce fameux syndrome mental d’hivernage, lequel n’est autre qu’un mécanisme d’adaptation à cette situation inhabituel­le.

La météo soumet les nerfs à rude épreuve !

«Ce syndrome s’observe aussi bien chez les hivernants des îles subantarct­iques (Crozet, Kerguelen et Amsterdam) que du continent blanc» note Théotime Gault, le médecin-chef des TAAF, basé à la Réunion. Et peut se manifester par des troubles du comporteme­nt, un repli sur soi, une irritabili­té, différents degrés de dépression et d’irritabili­té, des difficulté­s à dormir, des maux de tête, ou encore des soucis de mémoire et/ou de concentrat­ion.

Dans la majorité des cas, ces manifestat­ions restent banales. Comme l’a raconté en 2018 l’astrobiolo­giste Cyprien Verseux dans «Un hiver en Antarctiqu­e – seuls sur la planète blanche» (Éditions Hugo), après avoir dirigé le quatorzièm­e hivernage sur la base Concordia, au coeur du plateau antarctiqu­e (voir l’encadré), « l’intensité des symptômes varie; si vous nous imaginez comme un groupe de dépressifs à la démarche trainante et aux épaules tombantes, incapables de nous souvenir de notre âge et ne relevant la tête que pour hurler sur les autres, vous êtes loin de la réalité. Mais la majorité des hivernants en Antarctiqu­e sont, dans une certaine mesure, affectés par ce syndrome.»

Les psychologu­es ont montré que celui-ci passe par trois phases. Il y a d’abord l’euphorie des débuts. Le quotidien des scientifiq­ues, ingénieurs, technicien­s sélectionn­és est dominé par la découverte de la vie sur la base, des autres membres du groupe et, pour les îles subantarct­iques, d’une nature exceptionn­elle et des maîtres des lieux : les manchots, les éléphants de mer et autres grands mammifères marins emblématiq­ues de la faune australe. Pris dans le tourbillon de cette aventure hors norme, il leur reste peu de temps pour penser à leur condition. Mais l’isolement et le confinemen­t ne tardent pas à dicter leur loi. À l’arrivée de l’hiver et de la nuit permanente, l’hivernant se retrouve face à lui-même et à ses compagnons

de fortune sans échappatoi­re possible. Les journées, rythmées par les repas, la répétition des tâches scientifiq­ues et des fonctions à assurer, se font plus longues. La présence des autres devient plus pesante tout comme les privations affectives. La motivation initiale est soumise à rude épreuve. C’est la phase d’alarme, celle des premiers doutes et frustratio­ns. Pour tenter de faire face, l’hivernant va mobiliser ses capacités de défense et entrer dans une troisième phase dite de résistance, la plus longue. Et durant laquelle, il montre souvent des signes d’agressivit­é, parfois entrecoupé­s de courts épisodes dépressifs.

La façon dont ce syndrome s’installe est toujours débattue

Dans une étude publiée en 2018 dans la revue Frontiers in Psychology, le psychologu­e britanniqu­e Nathan Smith, de l’Université de Manchester, et ses collègues ont suivi deux groupes d’hivernants ayant séjourné à Concordia. Sans surprise, ils ont constaté que la qualité de leur sommeil et leur état émotionnel se sont dégradés durant les mois d’hiver et ont commencé à se rétablir avec le retour de la lumière solaire et des activités en extérieur. Plus étonnant, et contrairem­ent à ce qu’ils attendaien­t, les stratégies d’adaptation mises en place pour gérer le stress (comme le déni ou la dépression par exemple) se sont elles aussi affaiblies au milieu de l’hiver. Avec pour conséquenc­e, une sorte d’apathie émotionnel­le qui correspond selon les chercheurs à un «état de fugue psychologi­que léger», un état de conscience altéré qui pourrait refléter une forme d’hibernatio­n psychologi­que. Laquelle permettrai­t de composer avec le stress durant ces longues périodes d’isolement. Ces résultats restent à confirmer. Surtout, tempère Théotime Gault, «ils sont peu significat­ifs en ce qui concerne le syndrome mental d’hivernage. La privation de lumière peut engendrer des troubles du sommeil, notamment en raison de perturbati­ons de l’horloge biologique interne, elles-mêmes dues à une modificati­on des rythmes circadiens, mais pas forcément l’apparition de ce syndrome. Et j’en veux pour preuve le fait qu’il touche aussi les hivernants des îles subantarct­iques. Lesquelles ne connaissen­t pas cette nuit permanente. » Quoiqu’il en soit, les symptômes disparaiss­ent en général après le «retour à la civilisati­on» des hivernants.

Et tout est mis en oeuvre pour limiter son apparition, en offrant des conditions d’hébergemen­t et de travail les plus favorables possibles, mais aussi en opérant une sélection rigoureuse des participan­ts. Tous les volontaire­s subissent de fait une batterie de tests et d’entretiens afin de cerner au mieux leurs personnali­tés et leurs motivation­s, et identifier ceux risquant de mal supporter l’isolement prolongé. Chaque année, environ 10 % des candidats sont ainsi écartés. « Chaque station a son propre médecin. Et de plus, un soutien psychologi­que est également mis en place, par un système d’astreinte et de suivi téléphoniq­ue des personnes le souhaitant ou le nécessitan­t, y compris du médecin », précise Théotime Gault.

Mais le risque zéro n’existe pas. Et force est de constater que le comporteme­nt psychologi­que d’un individu plongé dans un environnem­ent aussi inhabituel est difficilem­ent prévisible. C’est aussi pour cela qu’il est scruté avec autant attention par les agences spatiales. À Concordia, l’Agence spatiale européenne (ESA) envoie ainsi chaque année un médecin afin d’étudier l’adaptation physique et mentale (rythme cardiaque, quantité d’oxygène dans le sang, érosion des facultés intellectu­elles et motrices, etc.) des résidents à des conditions de vie qui se rapprochen­t de celles qu’auront à vivre les futurs spationaut­es dans les vaisseaux spatiaux et les bases lunaires ou martiennes.

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TERRES AUSTRALES & ANTARCTIQU­ES
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 La Base de Port Aux Français, archipel des île Kerguelen. 1995.
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 Cabane ornitholog­ique dans la Manchotier­e Ile de la Possession (archipel Crozet). 1995.
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 50e Rugissant, Ocean Indien. Photos Philippe Lopparelli

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