Boukan - le courrier ultramarin
Vivre un hiver isolé et confiné
C’est l’un des grands défis auxquels tout résident des terres australes et antarctiques se heurte : se retrouver de longs mois confiné en compagnie d’une poignée de collègues, coupé du reste du monde, face à lui-même, à ses peurs, ses frustrations, ses do
Syndrome mental d’hivernage». Dès 1954, Jean Rivolier, médecin emblématique des Expéditions polaires françaises puis médecin-chef des Terres australes et antarctiques françaises, décrivait cet ensemble de symptômes psychologiques et psychosociaux que peut ressentir, à des degrés divers, toute personne séjournant dans une station polaire. Si ces «maux» épargnent les saisonniers, ceux qui séjournent durant les quatre mois de l’été austral (de novembre à février), il en va autrement chez les «hivernants» qui y vivent et y travaillent une année entière. Car un hivernage n’a rien d’une sinécure! Des températures glaciales (jusqu’à -80 °C au Dôme C, là où se trouve Concordia), plus de douze semaines de nuit permanente, sans pouvoir sortir à l’air libre plusieurs jours voire plusieurs semaines d’affilée, un air sec et pauvre en oxygène qui rend tout effort plus laborieux, le vent qui pique parfois des pointes à 300 km/h… La météo soumet les nerfs à rude épreuve. Mais surtout, l’isolement quasi total en compagnie des mêmes têtes sans possibilité d’être secouru ou évacué pendant les neufs mois d’hiver, la monotonie des tâches ou encore l’absence de sa famille et de ses proches sont autant de facteurs susceptibles de peser sur le moral, d’engendrer stress et anxiété et, in fine, de mener à ce fameux syndrome mental d’hivernage, lequel n’est autre qu’un mécanisme d’adaptation à cette situation inhabituelle.
La météo soumet les nerfs à rude épreuve !
«Ce syndrome s’observe aussi bien chez les hivernants des îles subantarctiques (Crozet, Kerguelen et Amsterdam) que du continent blanc» note Théotime Gault, le médecin-chef des TAAF, basé à la Réunion. Et peut se manifester par des troubles du comportement, un repli sur soi, une irritabilité, différents degrés de dépression et d’irritabilité, des difficultés à dormir, des maux de tête, ou encore des soucis de mémoire et/ou de concentration.
Dans la majorité des cas, ces manifestations restent banales. Comme l’a raconté en 2018 l’astrobiologiste Cyprien Verseux dans «Un hiver en Antarctique – seuls sur la planète blanche» (Éditions Hugo), après avoir dirigé le quatorzième hivernage sur la base Concordia, au coeur du plateau antarctique (voir l’encadré), « l’intensité des symptômes varie; si vous nous imaginez comme un groupe de dépressifs à la démarche trainante et aux épaules tombantes, incapables de nous souvenir de notre âge et ne relevant la tête que pour hurler sur les autres, vous êtes loin de la réalité. Mais la majorité des hivernants en Antarctique sont, dans une certaine mesure, affectés par ce syndrome.»
Les psychologues ont montré que celui-ci passe par trois phases. Il y a d’abord l’euphorie des débuts. Le quotidien des scientifiques, ingénieurs, techniciens sélectionnés est dominé par la découverte de la vie sur la base, des autres membres du groupe et, pour les îles subantarctiques, d’une nature exceptionnelle et des maîtres des lieux : les manchots, les éléphants de mer et autres grands mammifères marins emblématiques de la faune australe. Pris dans le tourbillon de cette aventure hors norme, il leur reste peu de temps pour penser à leur condition. Mais l’isolement et le confinement ne tardent pas à dicter leur loi. À l’arrivée de l’hiver et de la nuit permanente, l’hivernant se retrouve face à lui-même et à ses compagnons
de fortune sans échappatoire possible. Les journées, rythmées par les repas, la répétition des tâches scientifiques et des fonctions à assurer, se font plus longues. La présence des autres devient plus pesante tout comme les privations affectives. La motivation initiale est soumise à rude épreuve. C’est la phase d’alarme, celle des premiers doutes et frustrations. Pour tenter de faire face, l’hivernant va mobiliser ses capacités de défense et entrer dans une troisième phase dite de résistance, la plus longue. Et durant laquelle, il montre souvent des signes d’agressivité, parfois entrecoupés de courts épisodes dépressifs.
La façon dont ce syndrome s’installe est toujours débattue
Dans une étude publiée en 2018 dans la revue Frontiers in Psychology, le psychologue britannique Nathan Smith, de l’Université de Manchester, et ses collègues ont suivi deux groupes d’hivernants ayant séjourné à Concordia. Sans surprise, ils ont constaté que la qualité de leur sommeil et leur état émotionnel se sont dégradés durant les mois d’hiver et ont commencé à se rétablir avec le retour de la lumière solaire et des activités en extérieur. Plus étonnant, et contrairement à ce qu’ils attendaient, les stratégies d’adaptation mises en place pour gérer le stress (comme le déni ou la dépression par exemple) se sont elles aussi affaiblies au milieu de l’hiver. Avec pour conséquence, une sorte d’apathie émotionnelle qui correspond selon les chercheurs à un «état de fugue psychologique léger», un état de conscience altéré qui pourrait refléter une forme d’hibernation psychologique. Laquelle permettrait de composer avec le stress durant ces longues périodes d’isolement. Ces résultats restent à confirmer. Surtout, tempère Théotime Gault, «ils sont peu significatifs en ce qui concerne le syndrome mental d’hivernage. La privation de lumière peut engendrer des troubles du sommeil, notamment en raison de perturbations de l’horloge biologique interne, elles-mêmes dues à une modification des rythmes circadiens, mais pas forcément l’apparition de ce syndrome. Et j’en veux pour preuve le fait qu’il touche aussi les hivernants des îles subantarctiques. Lesquelles ne connaissent pas cette nuit permanente. » Quoiqu’il en soit, les symptômes disparaissent en général après le «retour à la civilisation» des hivernants.
Et tout est mis en oeuvre pour limiter son apparition, en offrant des conditions d’hébergement et de travail les plus favorables possibles, mais aussi en opérant une sélection rigoureuse des participants. Tous les volontaires subissent de fait une batterie de tests et d’entretiens afin de cerner au mieux leurs personnalités et leurs motivations, et identifier ceux risquant de mal supporter l’isolement prolongé. Chaque année, environ 10 % des candidats sont ainsi écartés. « Chaque station a son propre médecin. Et de plus, un soutien psychologique est également mis en place, par un système d’astreinte et de suivi téléphonique des personnes le souhaitant ou le nécessitant, y compris du médecin », précise Théotime Gault.
Mais le risque zéro n’existe pas. Et force est de constater que le comportement psychologique d’un individu plongé dans un environnement aussi inhabituel est difficilement prévisible. C’est aussi pour cela qu’il est scruté avec autant attention par les agences spatiales. À Concordia, l’Agence spatiale européenne (ESA) envoie ainsi chaque année un médecin afin d’étudier l’adaptation physique et mentale (rythme cardiaque, quantité d’oxygène dans le sang, érosion des facultés intellectuelles et motrices, etc.) des résidents à des conditions de vie qui se rapprochent de celles qu’auront à vivre les futurs spationautes dans les vaisseaux spatiaux et les bases lunaires ou martiennes.